mardi 14 janvier 2020

Hybrides #27

Je sortis de la prison comme à chaque fois, le cœur lourd d’angoisse. Une journaliste m’attendait à côté du portail devant un petit groupe de manifestants. Les policiers, tous armés, certains tenant des chiens en laisse, étaient bien plus nombreux.
- Bonjour ! me salua la journaliste. Comment va votre fille ?
- Mal, très mal ! Comment voudriez-vous qu’elle aille ?
- Elle espère toujours que le président va s’émouvoir, faire un geste de compassion et qu’il fasse libérer les jeunes ?
L’interview est disponible sur plusieurs sites d’Internet. (…) Je me redresse et j’élève la voix. Certains disent que je crie, mais je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu :
- Compassion ? Ce serait comme couver un œuf de serpent dans l’espoir d’en voir sortir un ange. On ne peut rien attendre d’un homme mauvais et corrompu que de la corruption et de la méchanceté. – Une petite pause pour reprendre mon souffle. – Cet homme que vous appelez président n’est qu’un lâche, enfermé nuit et jour entre les hauts murs d’un palais colonial parce qu’il n’a même pas le courage de sortir dans la rue et d’affronter le peuple. C’est un salopard !
(…) Tout changea en deux heures. Des journalistes m’appelaient du Portugal, du Brésil, du Mozambique, du Cabo Verde, de France, d’Allemagne, me demandant de confirmer. (…)
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Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie mais son évolution en temps de crise.

José Eduardo Agualusa (in La société des rêveurs involontaires)
& Bertolt Brecht



dimanche 12 janvier 2020

Hybrides #26

Nous nous enfermâmes dans son bureau et elle s’installa devant l’ordinateur, une espèce de téléviseur muni d’un clavier. (…) Elle appuya sur le bouton d’allumage et inséra des rectangles noirs dans des blocs gris. J’attendis, perplexe. De petits clignotants tressaillirent sur l’écran. Elle commença à taper sur le clavier et j’en restai bouche bée. Rien de comparable avec une machine à écrire, même électrique. Du bout des doigts, elle caressait les touches grises, et l’écriture naissait sur l’écran en silence, verte comme l’herbe sortant de terre. Ce qui se trouvait dans sa tête, accroché je ne sais où dans son cortex cérébral, semblait se déverser à l’extérieur comme par miracle, et se fixer sur le néant de l’écran. C’était de la pure puissance qui, tout en passant par un geste, restait de la puissance, un stimulus électrochimique qui se transformait instantanément en lumière.
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Dans les environs de Hiroshima, les survivants ont décrit l’explosion comme une « première déflagration gigantesque, telle une locomotive suivie par un long train bruyant qui passe à toute vapeur et s’éloigne peu à peu jusqu’au murmure ». C’est faux. Ils ne font que décrire les perceptions inexactes de l’oreille. Car cette première déflagration gigantesque n’était que l’infime murmure initial d’une explosion qui aujourd’hui encore nous submerge de son fracas, et continuera de nous submerger à jamais…
Car il arrive souvent que la réverbération excède par le silence le bruit qui la déclenche ; ou que la réaction surpasse par la tranquillité l’événement qui l’a provoquée ; et il n’est pas rare que le passé prenne un bout de temps à se produire, et un temps bien plus long encore à se faire comprendre.

Elena Ferrante (L'enfant perdue)
& Ken kesey (Et quelquefois j'ai comme une grande idée)


mardi 7 janvier 2020

addendum à Hybrides #25

- Ne voilà-t-il pas une merveilleuse possibilité de description littéraire en quelque sorte toute faite ? : cette colossale forme couchée rendue presque irréelle par tant de rayons convergents, cernée des feux gyroscopiques de ce bleu à la fois laid et beau d'une quantité de voitures de police, d'ambulances, ainsi que plus haut, traçant des cercles les hélicoptères de l'armée dont les puits de lumière disparaissaient et apparaissaient alternativement.
- Ne l'ennuyez pas avec vos descriptions, dit l'Entraîneur. Se tournant vers moi : N'avez-vous pas dit à mon ami le Biochimiste qu'un écrivain, aujourd'hui, n'avait que faire de ce genre de descriptions... et même d'aucune, ai-je cru comprendre. C'est bien cela ?
- Oui, dis-je, c'est bien cela. J'écris pour capter un quelque chose que je tente de transmettre.

(...)

- Vous voulez parler de tous ces hommes, que j'imagine en salopettes rouges, passant au premier plan pendant que plus loin, autour de l'avion immobilisé, devaient se poster des tireurs et que, formant un cercle plus large, parmi les masses confuses des camions et des citernes métalliques, on devait deviner une foule de soldats armés de fusils sur lesquels quelques éclats de lumières reflétées évidemment tremblaient au moindre mouvement...
-  Allons, pourquoi ce ton d'ironie dès qu'il est question d'écriture ?
- Détrompez-vous, c'est avec le maximum de sérieux que je proposais ces images qui appartiennent au fond collectif "moderne". Ce sont, dans l'écrit, l'équivalent des "stock-rushes" du cinéma. Il y a un plaisir rétinien hors de la compréhension de ce qui se passe vraiment. Ce qui m'intéresse c'est le ce qui se passe vraiment. (...) J'écris pour ceux qui ont été élevés dans  une culture contenant la charge d'images, de sons, de parfums, de lumière et de demi-teintes formant cet "instant", à l'aéroport, que vous évoquiez. Cet usuel qu'une caméra a mille fois saisi et restitué, je n'en ai que faire avec les mots ! L'allusion me suffit. Toute description belle, comme on dit, ne peut aujourd'hui qu'être pléonastique. Notre intelligence regorge d'images, voilà pourquoi seul le jeu expressif m'intéresse, voilà pourquoi je me passionne pour "l'autour" des choses.

Serge Rezvani (in Fous d'échec)

lundi 6 janvier 2020

Hybrides #25

La panoplie d'outils théoriques que les écrivain∙e∙s utilisent pour faire advenir la fiction, pour légitimer leurs inventions et leur lubies est consternante : arguments d’autorité, parti pris, sophisme, terreur, généralisation, hyperbole, argument ad hominem…
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Je n’ai rien contre les romans, mais souvent, je leur trouve un goût d’artifice, je perçois le petit bruit de fond de leurs rouages ; on veut me conduire quelque part, à l’aveugle prétendument, mais les décors et les accessoires censés m’aiguiller ont quelque chose d’arbitraire, de falsifié. La table est rouge, il pleut, la femme porte une robe d’été, alors que la table pourrait être bleue, la pluie avoir la texture de la neige et la femme être vêtue d’un manteau noir.

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« Trois camions de pompiers fonçaient sur le tarmac, sirènes hurlantes et gyrophares bleutés, en direction de l’avion échoué telle une conserve tubulaire dont on peinait à imaginer que des êtres humains pussent s’y trouver confinés ». Il posa son stylo, soudain accablé par un sentiment d’escroquerie. Ces images d’aéroport, le monde entier les avait en tête (du moins le monde de ses lecteurs). Toute description n’était plus qu’assemblage de lieux communs collectés dans d’innombrables films de fiction ou d’actualité. Qui pouvait encore se créer une représentation mentale originale à la lecture de n’importe quelle scène vue déjà selon mille variantes, que pouvait-on encore décrire qui ne soit cliché ?

Coline Pierré (Éloge des fins heureuses)
Céline Curiol (Les vieux ne pleurent jamais)
& Binh-Dû, inspiré par Serge Rezvani. [Sincère gratitude à quiconque lui indiquera la référence...] [Edit : la source est retrouvée ! cf billet suivant]

jeudi 2 janvier 2020

Vivaces #16

La réalité romantique est le fer de l’expérience. C’est elle qui maintient sur ses rails le train de la connaissance. La connaissance traditionnelle n’est que la mémoire collective de l’itinéraire du train. (...) La lame de l’instant délimite, ici et maintenant, la totalité de ce qui est. La valeur cesse d’être le rejeton stérile de la structure. Elle précède toute structure, elle est la conscience pré-intellectuelle qui donne naissance à la structure.
(...)
Il s’agit de se vider l’esprit, d’acquérir l’âme « claire et flexible » d’un débutant. Il faut grimper à l’avant du train de la connaissance, et se lancer sur les rails de la réalité. Considérons, pour une fois, que le blocage psychologique n’est pas une épreuve redoutable, mais un état d’esprit à rechercher délibérément. (...) Il ne sert à rien de redouter le blocage – car, plus il dure, mieux vous percevez la réalité-Qualité, qui vous sort à chaque fois de ce mauvais pas. En fait, ce qui vous bloquait, c’était d’essayer de fuir la panne, en parcourant le train de la connaissance jusqu’au wagon de queue, alors que la solution est à l’avant du train. Il ne faut pas essayer de fuir le blocage. Il est l’annonciateur de la solution, la clé de toute compréhension de la Qualité.

(Robert Pirsig in Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes)

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J'étais dans le flou de moi-même, ce qui veut dire peut-être dans la vérité de l'inspiration.

(Agnès Varda)