mercredi 24 juin 2020

il est ici question de courage

24 août
Aurillac


Jour 3 bien entamé, un homme dort sur un matelas posé à même le trottoir. Son bras allongé effleure une bouteille de bière couchée sur une palette, goulot ouvert. Quand tu baves c’est que vraiment tu as sommeil. Tu va pisser sur des mauvaises herbes tel un clodo indésirable. Le ciel terriblement bleu réchauffe ton pain au chocolat. Quand tu retournes à ton habitacle, l’homme a traversé la rue avec son matelas, du côté du mur à l’ombre. La palette est dressée contre le mur au soleil, comme on range son studio. Plus trace de la bouteille, encastrée dans un rangement secret ? Il est ici question de courage. Tu finis ta viennoiserie, bien calé dans le siège conducteur. Les clés dans une poche, le portefeuille dans l’autre, tu rejoins la foule. Tu déboutonnes ta chemise sur ton torse nu, eux n’ont pas de chemise. Certains marchent pieds nus. Pour rien au monde tu ne t’offrirais à l’aiguille d’un tatoueur. Tu parcours la ville d’une pastille à l’autre, ton programme annoté à la main. Dans une cour passante a été accroché un hamac entre un cerisier et une grille de rez-de-chaussée, son occupant sourit aux habitants et aux festivaliers. Un bonnet de rastafari est posé à l’envers sur le sol, des pièces et un billet de dix euros en dépassent. « Vous devriez prendre ce billet, ou vous allez devoir garder les yeux rivés sur lui », conseille une dame. « C’est vous qui avez les yeux rivés sur lui », constate-t-il, plus proche de la tristesse d’un Christ que de l’alacrité d’un Diogène. Pendant ce temps des comédiens travaillent, certains dotés d’une surhumaine présence de corps et d’esprit, mais ceci est une autre histoire de courage. Tu as passé un tee-shirt par-dessus ta chemise, tu avais un peu froid. C’est la fin, les batucadas persistent. Tu t’emmaillotes dans ton sac de couchage et t’en vas rêver d’exploits insensés et de liberté.

mardi 23 juin 2020

les chiens continuent de tirer la langue


23 août

Jour 2, les chiens continuent de tirer la langue. Et leurs maîtres, des poids quasi morts affalés au bout de la laisse. (Quoi ? Qui à quel bout ?) Il paraît que la Despé tient mieux ses 30 degrés. Sur la langue un certain goût amer, à submerger au plus tôt. Ils se sont couchés quand le jour s’est levé, moites encore et déjà. Même Binh-Dû apprécie le faux marbre d’une entrée d’immeuble, où viennent le rejoindre deux clodos au bout du rouleau. Les puces de leurs chiens évaluent la distance qui les sépare de ses chaussettes – laine et coton, quelle idée ! « Salut l’artiste », le salue-t-on. Plus loin un homme-dauphin déchire à pleines dents un maquereau cru. Quel magnifique animal ! Il fait si chaud parce que la forêt amazonienne brûle. Nous dansons sur un avenir révolu, comme à un enterrement alternatif. Un faux chaman brandit le sigle de Om au-dessus d’une foule extatique, il grimace, Binh-Dû, es-tu à ta place ? Veux-tu danser, oui, non ? Et si l’on te facilitait la tâche, d’un pied sur l’autre ? Commencer par un bisou sur la joue. Un barbu te surprend par derrière, dommage, la fille qui danse devant et celle qui danse à côté étaient bien plus jolies.

lundi 22 juin 2020

penser "amour" ne te réussit pas forcément


22 août
Aurillac 1er jour

Mais penser "amour" ne te réussit pas forcément. Binh-Dû est plus à l’aise avec cette notion, du moins c’est ce qu’on attendrait de lui - censé baigner dans la félicité. Et voici qu’une femme armée d’un fusil à eau, venant à sa rencontre l’asperge, il lève les bras en l’air comme pour demander grâce ou que des feuilles lui poussent. Le soleil fait trop chaud, va-t-en chercher de l’ombre et cache-toi. Attention, des soldats patrouillent dans les rues et leurs fusils-mitrailleurs te visent d’un éclat métallique. Attention, un vigile te tend une pince à linge numérotée en échange de ton sac - il a deviné, il sait qui tu es, il connaît ton engeance. Et pourtant, nul besoin de te pincer, tu crois à la magie. Binh-Dû imagine que la danseuse, la comédienne, l’acrobate sont ses filles, lui-même change de sexe et des larmes de fierté lui montent aux yeux. Une enfant s’agrippe à la corde lisse, « Tu n’y arriveras pas », dit son grand-père, « Bravo », dit Binh-Dû. Un jeune homme dégingandé boxe les panneaux publicitaires en carton et lui demande où est le stade de rugby. Une jeune femme à paillettes lui grille la politesse à la baraque à truffade. Un homme fatigué laisse tomber sa cendre sur le dos de son chien. Que, par ailleurs, demeure indicible la grâce, murmures-tu de toi à toi ; c’était un jour 1.

dimanche 21 juin 2020

non, mais tu ne vis pas assez

21 août
Jour 14

Un enfant disgracieux aux yeux translucides vient te prendre la main au détour d’une rue. Tu le reconnais : « Tu es déjà venu il y a une vingtaine d’années, non ? » Il acquiesce. « Alors c’est que je suis mort ? – Non, mais tu ne vis pas assez. » Ses parents l’appellent car il ne vient pas de nulle part, tu le remets dans leurs bras. Se peut-il qu’un agneau ressemble tellement à un cabri ? 

Le meilleur voyage dans l’espace qui puisse se concevoir, c’est la réincarnation. Ceci étant, le présent doit se vivre comme tel, bien qu’étant déjà un temps révolu. En ce temps-là il n’y avait pas d’éoliennes et les deuils étaient encore à venir. Au présent le passé fait peine, on ne peut le visiter que derrière une vitre – impossible de communiquer ; nous sommes les fantômes de notre propre passé.

Puis le vent moissonne les pensées tandis que virent les gypaètes barbus. À la réflexion (dans le futur), tu n’as pas vu qu’ils portaient la barbe. Ou même une barbiche, tels des boucs. En revanche, les moutons d’altitude ressemblent à des moutons – ou à des lentes sur le crâne tondu de la montagne. Et les vaches ne sont pas des taureaux. (Et le bélier, était-il un bouc, finalement ?) Et Binh-Dû, est-ce toi ? N’ayons pas tant de craintes.

samedi 20 juin 2020

tout fait sens et tu ne sais plus trop qui tu es

20 août
Jour 13


Tout fait sens et tu ne sais plus trop qui tu es. À qui sont ces chaussures à tes pieds, au marcheur empressé de gratter quelques centimètres d’allonge ou au danseur si pointu qu’il touche tout juste le sol ? Et lequel des deux est Binh-Dû ? Ça vasouille, arrive un faire-part de décès et tu refuses de t'extasier devant le nombre de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants. Et tu négliges de prendre en compte ce que représente pour ta mère la perte d’un premier amour, la clôture de six décennies de compagnonnage, même distant. As-tu assez remercié pour l’amour donné ? As-tu assez remercié pour le lapin à la moutarde et aux patates ? As-tu assez remercié pour l’obstination de dévotion, les actes d’amour que tu ne demandais pas ?

La route sinue dans les gorges qui se resserrent, le soleil descend en plein dans tes yeux. Tu portes des lunettes pour endiguer le flot. Est-il à ce point inassouvi, ton besoin de consolation ? Comment supporter le lot d’une vie – non pas la sienne propre mais celle de ceux qu’on a aimés et qui vieillissent, c’était cela, tout ce temps, les plaisirs, l’abandon des plaisirs, la douleur – et c’est inexorable, tous emportés ? Si tu cherches l’aventure, essaie la condition d’orphelin, dans l’ordre tardif des choses : rupture d’habitude, vertige du haut de pile, manque béant. Compassion désolée. La route t’éloigne dans la vulnérabilité d’un paysage inconnu. L’empathie d’un Binh-Dû s’effondre dans le regret de ce qui fut.