lundi 21 septembre 2020

Narcissus contrariata

NARCISSUS CONTRARIATA


Jumien se réveilla chiffonné. Il bâilla, plissa ses yeux encore fermés, passa deux doigts à l’aveugle sur ses caroncules lacrymales pour en dégager la chassie, bâilla encore. Il s’assit sur le rebord du lit, tâcha d’enfiler sans les mains les pantoufles qu’il avait déposées sur la moquette avant de se coucher. Bizarrement son pied droit ne reconnaissait pas les courbes de... sa pantoufle gauche – il n’y avait donc rien de bizarre. Ou si ? Il se rendit dans la salle de bains, un peu titubant, mal assuré. Avait-il bu la veille ? Aucun souvenir de biture, ni d’embarras gastrique. Pas de teint jaunâtre dans le miroir, pour autant que l’éclairage soit fiable. Mais il y avait quelque chose qui clochait. Il se passa la main sur sa mâchoire, sentit le grattement de sa barbe de la nuit. Il se regarda mieux. Il avait un drôle d’air. Comme si son regard était affaissé vers la droite. Il ne se connaissait pas cette expression-là, il essaya de la corriger, en vain. Comme s’il présentait son mauvais profil – et le bon aurait disparu. Ou alors c’était un AVC, il avait fait une attaque en dormant et s’était coincé de petits muscles faciaux ?

Jumien s’aspergea le visage, c’était absurde, il allait parfaitement bien, il s’était simplement levé du mauvais pied. Il sourit à son image.

Sa bouche aussi était de travers. Car il n’avait pas toujours eu ce sourire de faux-cul, si ? Et il avait un nouveau grain de beauté, là, sur la joue gauche. À l’emplacement exact où se trouvait, sur sa joue droite, son vieux et familier grain de beauté... qui n’y était plus. C’était pourtant bien à droite, il n’était pas fou ! Jumien vérifia en portant sa main à sa joue, il sentit la légère excroissance et en même temps fut saisi d’effroi : car dans le miroir, c’était la main opposée qui s’était levée pour toucher l’autre joue.

vendredi 18 septembre 2020

Vivaces #27

Si le choix est illusoire, on doit veiller à en conserver l’illusion intacte. Avec le corolaire suivant : il n’y a pas de retour en arrière possible. Nous avons besoin du aurait-pu-être parce que nous savons qu’il n’existera jamais ; l’imaginaire est notre sustentation, mais le réel est là où nous vivons, une réalité de fragments. Nous déplaçons les pièces lorsque le mouvement est possible, parce que virtualité et nécessité, sur un certain plan, ne font qu’un ; parce que ce qui est écrit et ce qui sera sont incontournablement la même chose, et l’illusion notre seul choix, le choix, notre illusion.
Claire Messud (in La vie après)
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Quand on a rejeté certaines illusions, compris certaines illusions, on est libre d'apprécier les véritables circonstances de son existence : des relations, rien que des relations, pas d'entités, pas d'absolus. Nous sommes ce dont nous faisons l'expérience.
Joyce Carol Oates (extrait de son Journal de 1974)
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Je sais qui tu es mais si je te définis tu disparais.
Carolyn Carlson

mercredi 16 septembre 2020

Attentives #12

Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour: les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s'étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux! Mais, bah ! C'est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'œil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il sourd, qu'il perce, qu’il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il le vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d'Afrique.

Et c'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.

Aimé Césaire (in Discours sur le colonialisme)

jeudi 10 septembre 2020

Rhizomiques #57

- En quoi peut-on encore… t’aider ?
- Eh bien, pour les feuilles, dit Claus.
- Ferme-là ! dit Agneta.
- Il y a quelques mois, j’ai trouvé deux feuilles près du vieux chêne sur le champ de Jakob Brantner. En fait, ce n’est pas le champ de Brantner, il a toujours appartenu aux Loser, mais (…). Quoi qu’il en soit, ces deux feuilles étaient parfaitement identiques. (…) Chaque nervure, chaque fissure. Je les ai séchées, je peux vous les montrer. J’ai même acheté une loupe au marchand qui est venu au village, pour pouvoir mieux les regarder. Il vient pas souvent, le marchand, il s’appelle Hugo et (…). Donc, elles étaient là devant moi, ces deux feuilles, et d’un coup je me suis demandé si ça voudrait pas dire qu’elles ne font qu’une. Si la seule différence, c’est qu’une feuille se trouve à gauche et l’autre à droite, c’est réglé en un seul geste.
    Il s’exécute d’un geste si maladroit qu’une cuillère vole d’un côté et une auge de l’autre.
- Imaginons que quelqu’un dise que ces deux feuilles n’en font qu’une, qu’est-ce qu’on pourrait bien lui répondre ? Il aurait raison !
    Claus tape sur la table mais tous, sauf Agneta qui le regarde encore d’un air suppliant, suivent des yeux l’auge qui roule et décrit un cercle, puis un deuxième, avant de s’immobiliser.
- Ces deux feuilles, donc, dit Claus dans le silence. Si elles sont deux feuilles en apparence et n’en forment qu’une en réalité, cela ne veut-il pas dire que… que tout ici et là et là-bas n’est qu’un filet que Dieu a fabriqué pour que nous ne percions pas à jour ses secrets ?
- Il faut que tu te taises maintenant, dit Agneta.
- Il n’y a pas deux feuilles identiques dans la Création, dit le Dr Kircher. Il n’y a même pas deux grains de sable identiques. Pas deux choses entre lesquelles Dieu ne fasse pas de différence.
- Les feuilles sont en haut, je peux les montrer !
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- Il peut aussi exister des messages non linguistiques, dit Barnes.
- Par exemple ? demanda Bobby Tarrés.
    Les exemples étaient nombreux et chacun de nous en avait au moins un en mémoire. Mais Colina Ross s’empressa de parler, comme si la réponse était aux aguets en lui, dans l’attente de l’instant de bondir.
- Une feuille d’arbre. Une feuille qui aurait un sens pour quelqu’un qui est préparé à la voir comme un signal, mais pas pour les autres.
- Une feuille d’arbre, répéta Barnes. Que pourrait signifier une feuille d’arbre ? Elle ne serait significative que s’il n’y avait pas d’autres feuilles autour, avec lesquelles elle risquerait d’être confondue. Elle n’aurait de sens que seule, ou singulière pour quelque raison.
    Colina Ross ouvrit alors la bouche pour répondre, mais ne dit rien. Il y avait du trouble dans ses yeux : de la peur ou de la honte, les deux émotions les plus aptes à priver de parole celui qui les éprouve. Quelle était donc cette feuille qui l’avait rendu muet ? 
 
Daniel Kehlmann (in Le roman de Tyll Ulespiègle)
& Pablo de Santis (in La fille du cryptographe)

mardi 8 septembre 2020

Vivaces #26

"On est fait pour les choses dont on rêve"
Robert Walser (in Les enfants Tanner)
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"(...) les gens vivent vraiment (...) les années où ils réussissent à faire ce pour quoi ils sont nés. Là, alors, ils sont heureux. Le reste du temps, c'est du temps qu'ils passent à attendre ou à se souvenir."
Alessandro Baricco (in Cette histoire-là)
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"Mais comment l’attente, qui n’est pas une action, qui est la définition du fait que rien ne se passe, simple intervalle entre des choses, entre deux vagues de l’océan – comment rien peut-il engendrer quelque chose ?"
Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)

jeudi 3 septembre 2020

Rhizomiques #56

Je détestais et j’aimais Emily pour des raisons identiques ; les deux sentiments jaillissaient d’un seul et même puits (…). Je me détestais, aussi, de l’aimer, de l’aimer pour ce que je détestais chez elle. C’est à cause de cet état permanent de guerre civile que chaque acte d’amour émanant d’une partie de soi était un acte de trahison envers l’autre partie, et c’était ainsi, c’était inéluctable, que je me détruisais par le simple fait d’être avec elle et de devoir, par conséquent, prendre parti contre moi-même.
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Elle était si sensible aux idées, à la naissance des pensées et de la compréhension ! Il y avait la passion de l’intelligence en elle à un point extrême, et notre ardeur de tendresse mêlée d’esprit nous faisait une liaison vraiment rare. Acharnée dans la haine !
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Nous ne voulons pas de la satisfaction ou de l’apaisement mais au contraire, c’est insatisfaits que nous voulons demeurer, oui, satisfaire notre insatisfaction ! Voilà de quelles questions nous débattons ensemble à présent, Eva et moi. Nous avons trouvé depuis peu ce point stratégique sur lequel nous rencontrer, nous mésentendre et donc chercher par tous les moyens à nous retrouver sur ce point de mésentente intellectuelle grâce à laquelle, si je puis dire, se développe une sorte d’agacement amoureux. Nous nous défions intellectuellement par agacement amoureux.

Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)
& Paul Valéry (correspondance)
& Serge Rezvani (in La cité Potemkine)

mardi 1 septembre 2020

Attentives #11

Elle interrogeait les gens sur leurs secrets. Tout secret lui était utile. Elle disait qu’un jour elle ferait un livre sur les confidences de toutes ces personnes.

(Mon deuxième prénom est Saturno. / ma femme ne sait pas que j’ai fait de la prison. / Ma mère n’est pas ma mère, ma sœur aînée est ma mère, et celle qui me sert de mère est en réalité ma grand-mère. / Il y a dix-sept ans j’ai mis du poison dans le plat de lentilles de mon beau-père, il n’a même pas eu une indigestion. / Je me suis séparée de lui il y a cinq ans, mais de temps en temps j’appelle mon ex-mari à trois heures du matin, j’attends qu’il réponde et je raccroche. / Quand j’avais quinze ans, j’ai parlé avec une fille dans le bus, elle portait des tresses et lisait un livre de latin. Je ne l’ai jamais revue. Vingt ans ont passé et il n’y a pas un jour où je ne pense pas à elle. / Mon père est juif, mais tous les jours j’entre à l’église pour réciter un Notre Père et deux Je vous salue Marie. / Il y a des années que j’imagine que je suis un soldat anglais sur une île du Pacifique, je suis blessé par balles et mes camarades me transportent sur une civière en toile sur une plage, sous le soleil. / le dimanche je tire sur les pigeons avec une carabine à air comprimé et je les laisse pourrir sur les terrasses. / Au milieu de la nuit je me mets à pleurer, je pleure et je pleure, je ne sais pas pourquoi. / Une fois je me suis disputée avec ma meilleure amie et je lui ai envoyé une lettre anonyme en lui disant des choses horribles, des insultes sexuelles, et j’ai moi-même essayé de la consoler en lui disant comment peut-il y avoir des gens assez dégueulasses pour écrire des choses pareilles. / Je déteste mes élèves, je déteste tous mes élèves, je m’arrange pour que mes examens coïncident avec ceux de mathématiques, comme ça ils ont des mauvaises notes aux deux matières, car je les considère comme des monstres.
 
Pablo de Santis (in La fille du cryptographe)