mardi 9 février 2021

Rhizomiques #66

Guy et moi, nous nous entendons à merveille, et je ne veux rien faire qui puisse infiltrer du poison dans cette harmonie, surtout  pas remettre en question ce dont nous nous passons très bien : l’amour.
 
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Peut-on désirer être avec quelqu’un tout le temps, satisfaite la plupart du temps, et parallèlement regretter de ne pas être seule ? Et pas à des moments séparés mais en même temps ? Tout le temps ? Je voudrais être seule, mais il ne vaut mieux pas. (…) D’habitude, j’allume la radio et je laisse les voix, la musique envahir la maison ; c’est une présence qui me tient compagnie tout en se passant de ma participation. J’aimerais pouvoir en faire autant avec les gens. J’aimerais qu’on puisse en faire autant avec moi. Où est-il, l’homme qui n'aurait pas besoin que j’aie besoin de lui ? Je ne sais pas ce que je dis. C’est parce que j’ai besoin de lui que je suis ici, dans cette pièce.

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« Tu es en train de tomber malade », lui dit-il lorsqu’elle ouvrit les yeux.
Elle se redressa pour s’asseoir, assommée, avec une idée très vague de l’heure. Il était debout, habillé, et s’activait après le poêle. Il avait fixé la nouvelle bouteille de propane – un véritable homme à tout faire. « Quelle heure est-il ? demanda-t-elle. Comment ça, je suis en train de tomber malade ?
- Tu as éternué en dormant. Quatre fois. Je n’ai jamais entendu qui que ce soit faire ça avant. »
Elle s’étira, se sentant très fatiguée et un peu endolorie mais rien d’autre. Pas de maux de tête, une menace qui s’était estompée. « Je crois que ça va. » Elle respira l’odeur généreuse des oignons frits dans l’huile, quelque chose de merveilleux. De temps en temps, il lui fallait garder tous ses esprits pour s’empêcher d’aimer cet homme.
 
Nathalie Kuperman (in Nous étions des êtres vivants)
& Marlon James (in Brève histoire de sept meurtres)
& Barbara Kingsolver (in Un été prodigue)

samedi 6 février 2021

Rhizomiques #65

Elle respire  
Le souffle même que tu exhales
Ivre du parfum de l’âme insoupçonnée
Qui habite ton corps d’homme.
 
« J’étais insoupçonné, s’écria Howard. C’est bien cela. Je ne soupçonnais pas qui j’étais.
- Comment ça ? demanda en riant Emilia.
- Je ne peux pas t’expliquer », répondit-il joyeusement.
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J’aimais la regarder, et particulièrement quand elle jouait du piano, et qu’elle ne me regardait pas. J’adorais l’écouter aussi. Elle me disait : je dois faire mon piano, et je m’asseyais de façon à bien la voir. Elle avait peur que je m’ennuie. Elle me prévenait : je vais d’abord faire ma technique, ça va te paraître long, et elle enchaînait gammes et exercices. Je ne m’ennuyais jamais. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’est quand elle travaillait un morceau et répétait sans se lasser le même passage difficile, jusqu’à vingt ou trente fois. Tu n’es pas énervée ? me demandait-elle. Pas du tout, répondais-je. Je ne savais pas lui expliquer, pas plus qu’à moi-même, le réconfort infini que me procurait cette répétition.
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Ce que j’appelle mon image, c’est la photo que mon amoureux a prise de moi au bord de la mer. Le visage aux yeux que tu qualifiais de « belles mirettes » et l’océan au fond, avec un ciel troublé. J’ai toujours la photo dans mon portefeuille, où que j’aille, comme si c’était mon bien-aimé et qu’il fût mort, en plus. C’est que je tiens à m’avoir sur moi telle que je suis. Telle que tu m’as vue, et tu es le seul à m’avoir vue telle que je suis ou telle que je pourrais être. 
 
Joyce Carol Oates (in Un mariage sacré) 
& Florence Seyvos (in Une bête aux aguets) 
& Steinunn Sigurdardóttir (in Le Cheval Soleil)

jeudi 4 février 2021

Rhizomiques #64

   Nous nagions ensemble plusieurs longueurs de bassin, quelque fois sous l’eau, en nous tenant par la main et en échangeant de petits baisers, et tu prenais garde à ne pas effleurer mes seins, ni à les regarder, même s’il n’y aurait pas eu d’opposition de ma part. Quand nous avions fini de nager, ton bras enlaçait légèrement ma taille et tu déposais un baiser sur ma joue (veillant à ce que personne ne regarde) en chuchotant ces mots : je vais sortir de l’eau.
   Je chuchotais alors en retour : OK, je vais juste nager une longueur de plus. 
  Et tu sortais de l’eau et moi, je nageais une longueur de plus, échappant à la gêne d’être au bord du bassin sous tes yeux.
   Il en fut toujours ainsi. Quand tu passais le bras autour de ma taille et posais un baiser sur ma joue, c’est que tu allais sortir de l’eau. Mais tu continuas de me le chuchoter à l’oreille, à tout hasard. Tu mettais le plus grand soin à faire tout bien, à ne jamais m’effaroucher, à ne jamais me faire sursauter, surtout pas en sortant du bassin sans préliminaires.
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Dans la rivière au fond du jardin nagent des truites, perpétuellement à contre-courant. Car si elles suivent le fil de l’eau, elles se noient. C’est comme ça, chez ce poisson-là. 
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Comment m’expliquer à moi-même aujourd’hui ce qui m’avait attirée en lui, sinon qu’il était dans une certaine mesure le contraire des hommes… de l’homme que je m’attendais à aimer. Devant ceux-là on est déjà en quelque sorte "programmée", on souhaite, on attend un enchaînement de situations, de dialogues qui font le rituel de la situation, tandis que devant lui ce fut justement ce dépourvu, cet inattendu, ce non-rêvé, qui me détournèrent vers un vide, un risque où je basculai d’un coup (corps et âme) fascinée, séduite, comme infiltrée par un sort auquel je ne pouvais résister : un mélange de tension retenue et de douceur, de sensualité, de fragilité, de force intérieure – mais sans autorité ni domination, quelque chose de sauvage et d’âpre, d’à part, par quoi je fus entraînée aveuglément.
 
Steinunn Sigurdardóttir (in Le Cheval Soleil)
& Margaret Drabble (in La Phalène
& Danièle Rezvani (in Le testament amoureux, de Serge Rezvani)

lundi 1 février 2021

Rhizomiques #63

Toute civilisation est une trace de "démence collective", prétend-elle, une surenchère de déraison dont l’empilement finit par donner des édifices d’une étrange cohérence.
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« Quand les gens ont compris que les châtaigniers mouraient tous, ils se sont précipités pour couper tout ce qui restait (…). Ils se sont rendus compte que les châtaigniers allaient disparaître. Et qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils se sont rués jusqu’ici pour abattre tout ce qui restait de vivant. »
Il réfléchit un instant. « Ils étaient en train de crever de toute façon, j’imagine que c’est ce qu’ils ont pensé. 
- Mais ils ne seraient pas tous morts. Certains de ces châtaigniers tenaient encore debout parce qu’ils étaient sains. Ils auraient peut-être résisté à la maladie.
- Tu crois ?
- J’en suis sûre. Des gens étudient ce truc-là. Chaque espèce a ses extrêmes, des petites poches de résistance génétique qui lui donnent la possibilité de survivre. Certains auraient réussi. (…)
- Si certains des châtaigniers avaient survécu, combien de temps auraient-ils tenu ?
- Une centaine d’années peut-être ? Assez longtemps pour disséminer leurs graines. Certains ont survécu ; il en existe encore cinq ou six par comté, dissimulés dans les anfractuosités, mais ils ne sont pas assez nombreux pour se polliniser mutuellement. Si davantage d’entre eux avaient été épargnés, ils auraient pu repeupler ces montagnes avec le temps, mais personne n’y a pensé. Personne. On s’est contenté de scier les derniers. Séance tenante.  
- C’est pourquoi tu vis toute seule ici, non ? Tu ne supportes pas les gens. »
Elle soupesa cette remarque, dont la vérité la frappa. « Je refuse de le voir ainsi, dit-elle pour finir. Il y a des personnes que j’aime. Mais il y a tant d’autres formes de vie que j’aime aussi. Et les gens leur manifestent tellement de haine, à toutes, à l’exception de la leur. » 
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L’espèce humaine est profondément malade. Elle n’en a plus pour longtemps. C’était une expérience aberrante. Bientôt le monde sera rendu aux intelligences saines, les intelligences collectives. Les colonies et les ruches.
 
Serge Rezvani (in La cité Potemkine)
& Barbara Kingsolver (in Un été prodigue)
& Richard Powers (in L'arbre-monde)

mercredi 27 janvier 2021

Rhizomiques #62

Liste arguments en vue licenciement
- Elle n’aurait pas supporté la pression de la nouvelle organisation.
- Opiniâtreté, résistance passive, pouvant me mettre des bâtons dans les roues, comme elle l’a fait par le passé.
- N’avons jamais pu nous adapter l’une à l’autre. 
- Qualités indéniables, mais rudesse en elle qui l’empêche d’accéder à un poste plus élevé. Le désire-t-elle ? Pas certain.
- (…) 
- Pas compris que le maintien de son poste dépendait aussi de l’équilibre financier. 
- Fonctionnaire dans l’âme qui veut qu’on la laisse tranquille. Pas sociale, pas conciliante, fière, têtue, excessive, ne laisse rien passer à personne. 
- (…) Exigence maladive, teint pâle, maigreur inquiétante, voix à peine audible, nervosité contagieuse. 
- Élément néfaste à l’environnement qui se doit d’être positif, enthousiaste, confiant. 
- (…) 
- Réfractaire à la hiérarchie. Son regard sur moi (qui occupe enfin une place digne de ce nom) est détestable et inadmissible. 
- Malveillance à l’encontre de ceux qui désirent s’investir. 
- Point positif : talentueuse. Elle retrouvera un poste à sa mesure et à la hauteur de ses compétences. Aucune inquiétude la concernant.
- L’obliger à partir, c’est lui rendre service.
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Monsieur,
J'ai appris que votre entreprise proposait un poste d'opérateur CFAO dans son établissement de Villepreux. Votre annonce, parue dans le journal "Le marché du travail", est vraiment la plus petite de la page 8. Cela ne laisse rien présager de bon en ce qui concerne la santé de votre entreprise et vos capacités de gestion. En effet, vos concurrents ont pour habitude d'occuper le terrain de manière spectaculaire. Par ailleurs, vous recherchez quelqu'un de souriant et vous êtes situés au Val-Joyeux, ce qui me conforte dans l'idée que vous n'êtes pas assez rigoureux pour que je travaille avec vous. Le travail n'est pas une partie de rigolade. Par conséquent, je refuse votre offre et ne joins pas mon curriculum vitae.

Nathalie Kuperman (in Nous étions des êtres vivants)
& Julien Prévieux (in Lettres de non-motivation)

lundi 25 janvier 2021

Attentives #16

- À propos de Janet, je me fais du souci pour elle. Je ne sais pas ce qu’on va décider. Pas moi, eux. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Comment est-elle ? Bien ? Comment l’avez-vous trouvée ? Je veux que vous parliez franchement. Y a-t-il des problèmes ? Si oui, on peut peut-être vous aider à les résoudre. Comment la jugez-vous ? Gentille ? Fiable ? Je ne vois pas ce qu’il y a de négatif dans le fait d’indiquer un problème. Au contraire, c’est positif, car on peut ainsi remédier au défaut. Ce qui est négatif, c’est de dissimuler des informations précises. Alors ? Vous en cachez ? J’espère que non. Vous êtes négatif ? Est-ce qu’elle est enquiquineuse ? Je vous en prie, dites-le moi. J’insiste. Si vous admettez qu’elle l’est, je noterai que vous êtes positif. Voyons, je sais, et vous le savez aussi, qu’elle a des problèmes au niveau de ses prestations. N’est-ce pas une merveilleuse occasion pour vous de l’admettre ? (…) Écoutez, je sais qu’il est difficile d’être objectif quand il s’agit de personnes que nous côtoyons quotidiennement. Mais dans les circonstances actuelles, à qui le mensonge profite-t-il ? À Janet ? Comment peut-elle savoir qu’elle ne donne pas le meilleur d’elle-même si personne ne le lui dit et ne la remet au pas ? Et avec Janet dans cet état, l’organisation s’en porte-t-elle bien ? Et avec l’organisation en mauvaise santé, sachant que c’est elle qui, en fin de compte, vous permet de manger, vous pouvez facilement comprendre qu’en mentant au sujet du comportement de Janet, vous vous ôtez le pain de la bouche. Qui vous procure de quoi vous acheter ce pain ? Nous. Que vous demande-t-on ? De dire la vérité. Un point, c’est tout. (…) Nous vivons dans un monde merveilleux, plein d’idées, de fleurs et d’oiseaux merveilleux, de gens super, mais aussi de quelques déplorables fruits pourris, telle cette douteuse Janet. Je la déteste ? Je voudrais qu’on la tue ? Sûrement pas ! Je la trouve super. Je veux qu’on chante ses louanges en lui faisant un massage à l’huile chaude ; en fait, tout n’est pas à jeter. Mais dites-vous bien une chose, c’est que je ne la paie pas pour ça. Je la paie pour un travail régulier et de bonne qualité. Eh bien ? Est-ce qu’elle fait un travail régulier et de bonne qualité ? Non. Et vous, vous êtes là, avec sur les bras une collègue en dessous de la moyenne. Je vous plains. Elle vous arrête dans votre progression et dans votre croissance. Les gens parlent de vous quand nous nous réunissons. Croyez-moi, je sais bien ce que vous pensez de Janet. Elle n’a pas d’envergure, c’est un fardeau pour vous. Je le lis dans vos yeux. Il y a sûrement de quoi vous irriter. Parce que vous, vous êtes un bon élément. Très bon, même. L’un de nos meilleurs. Et elle, elle est mauvaise, très mauvaise, l’une de nos pires. Parfois, j’ai envie de la gifler pour ce qu’elle vous fait. 
- C’est une amie. 
- Vous savez ce que ça me rappelle ? La Bible. Vous souvenez-vous du passage où le Christ, ou Dieu, dit que tout groupe ou toute organisation de plus de deux personnes est un corps ? Je pense que c’est vrai. Notre corps a un orteil pourri qui se nomme Janet, il noircit et il pue jusqu’à la jointure. A côté de cet orteil puant vit son ami, le bon orteil qui ne pue pas, mais qui, pour une raison indéterminée, a choisi de se taire, si tant est qu’on puisse attribuer une langue à un orteil. Parle haut et fort, petit orteil, permets au cerveau de connaître le degré de putréfaction, de façon que nous puissions déterminer au plus vite ce qui empêchera Janet de puer. Que faudra-t-il ? Nous ne le savons pas encore. Peut-être un antiseptique ? Peut-être une scie bien aiguisée pour élaguer Janet ? À votre avis, que faut-il faire ? Dites la vérité. Offrez-nous dès maintenant des estimations franches et sincères de cette collègue qui ne vaut strictement rien. (…)

George Saunders (in Pastoralia)