vendredi 19 février 2021

Rhizomiques #68

Je suis peut-être trop fou pour partager la vie de quelqu’un, répondit Henry, ce qui était la réponse habituelle qu’il donnait au baratin habituel de Bobby sur leur avenir.  
C’était pour lui une réponse mature, une concession difficile par le biais de laquelle il essayait de dire : Je fais de mon mieux et ça ne suffit toujours pas, ou : Pourquoi tu n’arrives pas à trouver mes excentricités adorables, comme c’est le cas pour moi avec les tiennes ? Mais Bobby n’y voyait qu’une dérobade, une manière puérile, désinvolte et bien commode de clore toutes les conversations.
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Sa lettre se termine par : « Love, J. » 
Parce que c’est le seul mot qui évoque le lien qu’il a avec moi, je passe un long moment à méditer sur ce « Love ». Je repense à la première fois où il l’a écrit à la fin d’une lettre, et à toutes les possibilités que le choix de ce mot représentait alors. Désormais, il semble ne plus y en avoir aucune. Cette lettre est la dernière que je recevrai de lui.
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J’ai dit que j’avais récemment entendu dans un film une phrase qui m’avait éclairé : tu es ce que tu aimes, pas celui qui t’aime. Il faut que je réfléchisse, a fait Antje en se versant un verre de vin. Au bout d’un moment elle a dit que, pour elle, cette phrase avait des résonances très catholiques. Qu’est-ce que je voulais dire par là ? C’était que pour Iwona, le grand bonheur de sa vie ne dépendait pas de moi. Que quelqu’un qui aime est toujours gagnant, que son amour soit payé de retour ou pas. C’est complètement idiot, a dit Antje. Cela voudrait dire qu’un amour insatisfait n’est pas moins heureux qu’un amour satisfait. Ce n’est pas comme ça que je le comprends, ai-je expliqué, je trouve simplement pire de ne pas aimer que de ne pas être aimé. Tout ça sonne un peu comme si tu cherchais à te disculper. C’est justement ce que je ne veux pas, j’ai poursuivi. Ma culpabilité est tout aussi indépendante d’Iwona que son amour l’est de moi. Tout ça est beaucoup trop théorique pour moi, a dit Antje. Le fait est que tu as abusé d’elle. 
 
Chris Adrian (in Une nuit d’été)  
& Joyce Maynard (in Et devant moi, le monde)
& Peter Stamm (in Sept ans)

mardi 16 février 2021

Rhizomiques #67

Un rideau était tiré tout le temps devant l’alcôve pour la séparer de la cuisine. En fait, c’était un vieux dessus-de-lit, un tissu glissant effrangé, beige jaunâtre sur une face, avec un dessin de roses vineuses et de feuilles vertes et, sur l’autre face, côté lit, rayé de rouge lie-de-vin et de vert, les fleurs et le feuillage apparaissant fantomatiques sur le fond beige. Je me rappelle ce rideau plus nettement que quoi que ce soit d’autre dans l’appartement. Ce n’est pas étonnant. Au sommet de l’extase et pendant le repos comblé qui lui succédait, ce tissu se trouvait devant mes yeux : il devint un rappel de ce qui me plaisait dans le mariage (…).
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Il me vient à l’esprit quelques considérations générales à propos du mariage et des limites à y imposer pour conserver, dans la mesure du possible, une notion personnelle de la décence. Premièrement : jamais, sous aucun prétexte, je ne permettrai à mon épouse de déféquer pendant que je me douche. Ce point indiscutable ne peut être remis en cause ni par des parois hermétiques, ni par des rideaux de douche avec des motifs bleus : c’est une question cruciale, fondamentale. (…) Quand je lui ai dit que l’idée de me doucher pendant qu’elle chiait me répugnait, elle m’a regardé, furieuse, et s’est barrée de la maison avec des simagrées. Elle est revenue une demi-heure plus tard avec un paquet de cigarettes, un briquet, et le rimmel coulant : « Je vais recommencer à fumer », m’a-t-elle dit. Maintenant, elle fume dans l’entrée, alors que je me prépare à me doucher.
Cela a été notre première dispute et sa réaction consistant à se lancer dans un vice au lieu de se battre m’a plutôt rassuré. Plutôt que l’arrangement et les discussions interminables, la mort lente et volontaire. Douleur assumée. Métabolisme. (Je m’excuse, je divague.)
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La nuit, tout le temps, la nuit je n’en dormais plus. Je me réveillais et je restais les yeux ouverts dans le noir. Je tâtais dans le lit, il y avait Lula qui dormait, ma Lula toute chaude, gonflée de sommeil, calme. Elle respirait, je l’écoutais, je passais ma main dans ses cheveux, elle soupirait. Je me disais : « Voilà ! voilà ! ce qu’il faut que tu écrives. Comment pourrais-tu écrire ça ? Comment pourrais-tu la décrire là, près de toi, dans le lit, comme ça, avec son corps, toute cette chaleur, toute cette vie, cette vie au ralenti, ce souffle régulier, paisible, tout ça, comment l’écrire ? C’est ça qu’il faudrait écrire. C’est ça la vérité, c’est ça, il n’y a rien d’autre ».

Alice Munro (in L’amour d’une honnête femme)
& Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)
& Serge Rezvani (in Les Années-lumière)

vendredi 12 février 2021

Vivaces #30

Il se baissait, fouillait dans la neige à mains nues pour trouver les bois de cerf et il les déterrait pour les examiner brièvement (…). « Les écureuils et les porcs-épics les mâchonnent au printemps pour les minéraux, dit-il. C’est l’époque où ils ont besoin de ces éléments, quand les femelles sont grosses. Mais les faucons, les chouettes et les aigles doivent aussi prendre soin de leurs petits. Et ils ne peuvent pas manger les andouillers comme le ferait un rongeur. Alors ils se jettent sur les écureuils et sur les tamias, et c’est comme ça qu’ils obtiennent les minéraux contenus dans les bois. Quand on y pense, c’est assez fou, conclut-il. Au printemps, quand vous verrez un faucon dans le ciel, il aura une part de ces bois de cerf dans son corps. »
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Quand j’entre somnambule 
Dans ta chambre et te prends dans mes bras 
Et te tiens au clair de lune, tu t’accroches à moi
Fort,
Comme si le fait de s’accrocher pouvait nous sauver. Je pense que tu penses
Que je ne mourrai jamais, je pense que j’exsude
Pour toi la permanence de la fumée ou des étoiles,  
Alors même que  
Mes bras brisés se guérissent en t’enlaçant.

Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)
& Galway Kinnell (cité par Valeria Luiselli in Archives des enfants perdus)

mardi 9 février 2021

Rhizomiques #66

Guy et moi, nous nous entendons à merveille, et je ne veux rien faire qui puisse infiltrer du poison dans cette harmonie, surtout  pas remettre en question ce dont nous nous passons très bien : l’amour.
 
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Peut-on désirer être avec quelqu’un tout le temps, satisfaite la plupart du temps, et parallèlement regretter de ne pas être seule ? Et pas à des moments séparés mais en même temps ? Tout le temps ? Je voudrais être seule, mais il ne vaut mieux pas. (…) D’habitude, j’allume la radio et je laisse les voix, la musique envahir la maison ; c’est une présence qui me tient compagnie tout en se passant de ma participation. J’aimerais pouvoir en faire autant avec les gens. J’aimerais qu’on puisse en faire autant avec moi. Où est-il, l’homme qui n'aurait pas besoin que j’aie besoin de lui ? Je ne sais pas ce que je dis. C’est parce que j’ai besoin de lui que je suis ici, dans cette pièce.

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« Tu es en train de tomber malade », lui dit-il lorsqu’elle ouvrit les yeux.
Elle se redressa pour s’asseoir, assommée, avec une idée très vague de l’heure. Il était debout, habillé, et s’activait après le poêle. Il avait fixé la nouvelle bouteille de propane – un véritable homme à tout faire. « Quelle heure est-il ? demanda-t-elle. Comment ça, je suis en train de tomber malade ?
- Tu as éternué en dormant. Quatre fois. Je n’ai jamais entendu qui que ce soit faire ça avant. »
Elle s’étira, se sentant très fatiguée et un peu endolorie mais rien d’autre. Pas de maux de tête, une menace qui s’était estompée. « Je crois que ça va. » Elle respira l’odeur généreuse des oignons frits dans l’huile, quelque chose de merveilleux. De temps en temps, il lui fallait garder tous ses esprits pour s’empêcher d’aimer cet homme.
 
Nathalie Kuperman (in Nous étions des êtres vivants)
& Marlon James (in Brève histoire de sept meurtres)
& Barbara Kingsolver (in Un été prodigue)

samedi 6 février 2021

Rhizomiques #65

Elle respire  
Le souffle même que tu exhales
Ivre du parfum de l’âme insoupçonnée
Qui habite ton corps d’homme.
 
« J’étais insoupçonné, s’écria Howard. C’est bien cela. Je ne soupçonnais pas qui j’étais.
- Comment ça ? demanda en riant Emilia.
- Je ne peux pas t’expliquer », répondit-il joyeusement.
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J’aimais la regarder, et particulièrement quand elle jouait du piano, et qu’elle ne me regardait pas. J’adorais l’écouter aussi. Elle me disait : je dois faire mon piano, et je m’asseyais de façon à bien la voir. Elle avait peur que je m’ennuie. Elle me prévenait : je vais d’abord faire ma technique, ça va te paraître long, et elle enchaînait gammes et exercices. Je ne m’ennuyais jamais. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’est quand elle travaillait un morceau et répétait sans se lasser le même passage difficile, jusqu’à vingt ou trente fois. Tu n’es pas énervée ? me demandait-elle. Pas du tout, répondais-je. Je ne savais pas lui expliquer, pas plus qu’à moi-même, le réconfort infini que me procurait cette répétition.
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Ce que j’appelle mon image, c’est la photo que mon amoureux a prise de moi au bord de la mer. Le visage aux yeux que tu qualifiais de « belles mirettes » et l’océan au fond, avec un ciel troublé. J’ai toujours la photo dans mon portefeuille, où que j’aille, comme si c’était mon bien-aimé et qu’il fût mort, en plus. C’est que je tiens à m’avoir sur moi telle que je suis. Telle que tu m’as vue, et tu es le seul à m’avoir vue telle que je suis ou telle que je pourrais être. 
 
Joyce Carol Oates (in Un mariage sacré) 
& Florence Seyvos (in Une bête aux aguets) 
& Steinunn Sigurdardóttir (in Le Cheval Soleil)

jeudi 4 février 2021

Rhizomiques #64

   Nous nagions ensemble plusieurs longueurs de bassin, quelque fois sous l’eau, en nous tenant par la main et en échangeant de petits baisers, et tu prenais garde à ne pas effleurer mes seins, ni à les regarder, même s’il n’y aurait pas eu d’opposition de ma part. Quand nous avions fini de nager, ton bras enlaçait légèrement ma taille et tu déposais un baiser sur ma joue (veillant à ce que personne ne regarde) en chuchotant ces mots : je vais sortir de l’eau.
   Je chuchotais alors en retour : OK, je vais juste nager une longueur de plus. 
  Et tu sortais de l’eau et moi, je nageais une longueur de plus, échappant à la gêne d’être au bord du bassin sous tes yeux.
   Il en fut toujours ainsi. Quand tu passais le bras autour de ma taille et posais un baiser sur ma joue, c’est que tu allais sortir de l’eau. Mais tu continuas de me le chuchoter à l’oreille, à tout hasard. Tu mettais le plus grand soin à faire tout bien, à ne jamais m’effaroucher, à ne jamais me faire sursauter, surtout pas en sortant du bassin sans préliminaires.
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Dans la rivière au fond du jardin nagent des truites, perpétuellement à contre-courant. Car si elles suivent le fil de l’eau, elles se noient. C’est comme ça, chez ce poisson-là. 
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Comment m’expliquer à moi-même aujourd’hui ce qui m’avait attirée en lui, sinon qu’il était dans une certaine mesure le contraire des hommes… de l’homme que je m’attendais à aimer. Devant ceux-là on est déjà en quelque sorte "programmée", on souhaite, on attend un enchaînement de situations, de dialogues qui font le rituel de la situation, tandis que devant lui ce fut justement ce dépourvu, cet inattendu, ce non-rêvé, qui me détournèrent vers un vide, un risque où je basculai d’un coup (corps et âme) fascinée, séduite, comme infiltrée par un sort auquel je ne pouvais résister : un mélange de tension retenue et de douceur, de sensualité, de fragilité, de force intérieure – mais sans autorité ni domination, quelque chose de sauvage et d’âpre, d’à part, par quoi je fus entraînée aveuglément.
 
Steinunn Sigurdardóttir (in Le Cheval Soleil)
& Margaret Drabble (in La Phalène
& Danièle Rezvani (in Le testament amoureux, de Serge Rezvani)

lundi 1 février 2021

Rhizomiques #63

Toute civilisation est une trace de "démence collective", prétend-elle, une surenchère de déraison dont l’empilement finit par donner des édifices d’une étrange cohérence.
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« Quand les gens ont compris que les châtaigniers mouraient tous, ils se sont précipités pour couper tout ce qui restait (…). Ils se sont rendus compte que les châtaigniers allaient disparaître. Et qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils se sont rués jusqu’ici pour abattre tout ce qui restait de vivant. »
Il réfléchit un instant. « Ils étaient en train de crever de toute façon, j’imagine que c’est ce qu’ils ont pensé. 
- Mais ils ne seraient pas tous morts. Certains de ces châtaigniers tenaient encore debout parce qu’ils étaient sains. Ils auraient peut-être résisté à la maladie.
- Tu crois ?
- J’en suis sûre. Des gens étudient ce truc-là. Chaque espèce a ses extrêmes, des petites poches de résistance génétique qui lui donnent la possibilité de survivre. Certains auraient réussi. (…)
- Si certains des châtaigniers avaient survécu, combien de temps auraient-ils tenu ?
- Une centaine d’années peut-être ? Assez longtemps pour disséminer leurs graines. Certains ont survécu ; il en existe encore cinq ou six par comté, dissimulés dans les anfractuosités, mais ils ne sont pas assez nombreux pour se polliniser mutuellement. Si davantage d’entre eux avaient été épargnés, ils auraient pu repeupler ces montagnes avec le temps, mais personne n’y a pensé. Personne. On s’est contenté de scier les derniers. Séance tenante.  
- C’est pourquoi tu vis toute seule ici, non ? Tu ne supportes pas les gens. »
Elle soupesa cette remarque, dont la vérité la frappa. « Je refuse de le voir ainsi, dit-elle pour finir. Il y a des personnes que j’aime. Mais il y a tant d’autres formes de vie que j’aime aussi. Et les gens leur manifestent tellement de haine, à toutes, à l’exception de la leur. » 
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L’espèce humaine est profondément malade. Elle n’en a plus pour longtemps. C’était une expérience aberrante. Bientôt le monde sera rendu aux intelligences saines, les intelligences collectives. Les colonies et les ruches.
 
Serge Rezvani (in La cité Potemkine)
& Barbara Kingsolver (in Un été prodigue)
& Richard Powers (in L'arbre-monde)