mardi 16 février 2021

Rhizomiques #67

Un rideau était tiré tout le temps devant l’alcôve pour la séparer de la cuisine. En fait, c’était un vieux dessus-de-lit, un tissu glissant effrangé, beige jaunâtre sur une face, avec un dessin de roses vineuses et de feuilles vertes et, sur l’autre face, côté lit, rayé de rouge lie-de-vin et de vert, les fleurs et le feuillage apparaissant fantomatiques sur le fond beige. Je me rappelle ce rideau plus nettement que quoi que ce soit d’autre dans l’appartement. Ce n’est pas étonnant. Au sommet de l’extase et pendant le repos comblé qui lui succédait, ce tissu se trouvait devant mes yeux : il devint un rappel de ce qui me plaisait dans le mariage (…).
---
Il me vient à l’esprit quelques considérations générales à propos du mariage et des limites à y imposer pour conserver, dans la mesure du possible, une notion personnelle de la décence. Premièrement : jamais, sous aucun prétexte, je ne permettrai à mon épouse de déféquer pendant que je me douche. Ce point indiscutable ne peut être remis en cause ni par des parois hermétiques, ni par des rideaux de douche avec des motifs bleus : c’est une question cruciale, fondamentale. (…) Quand je lui ai dit que l’idée de me doucher pendant qu’elle chiait me répugnait, elle m’a regardé, furieuse, et s’est barrée de la maison avec des simagrées. Elle est revenue une demi-heure plus tard avec un paquet de cigarettes, un briquet, et le rimmel coulant : « Je vais recommencer à fumer », m’a-t-elle dit. Maintenant, elle fume dans l’entrée, alors que je me prépare à me doucher.
Cela a été notre première dispute et sa réaction consistant à se lancer dans un vice au lieu de se battre m’a plutôt rassuré. Plutôt que l’arrangement et les discussions interminables, la mort lente et volontaire. Douleur assumée. Métabolisme. (Je m’excuse, je divague.)
---
La nuit, tout le temps, la nuit je n’en dormais plus. Je me réveillais et je restais les yeux ouverts dans le noir. Je tâtais dans le lit, il y avait Lula qui dormait, ma Lula toute chaude, gonflée de sommeil, calme. Elle respirait, je l’écoutais, je passais ma main dans ses cheveux, elle soupirait. Je me disais : « Voilà ! voilà ! ce qu’il faut que tu écrives. Comment pourrais-tu écrire ça ? Comment pourrais-tu la décrire là, près de toi, dans le lit, comme ça, avec son corps, toute cette chaleur, toute cette vie, cette vie au ralenti, ce souffle régulier, paisible, tout ça, comment l’écrire ? C’est ça qu’il faudrait écrire. C’est ça la vérité, c’est ça, il n’y a rien d’autre ».

Alice Munro (in L’amour d’une honnête femme)
& Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)
& Serge Rezvani (in Les Années-lumière)