mercredi 9 février 2022

Rhizomiques #97

Ce monde n'est pas notre monde avec des arbres dedans. C'est un monde d'arbres, où les humains viennent tout juste d'arriver. (...) Les arbres sont conscients de notre présence : la chimie de leurs racines et des parfums que dégagent leurs feuilles change à notre approche... Quand on se sent bien après une promenade en forêt, c'est peut-être que certaines espèces essaient de nous draguer, ou de nous soudoyer. Tant de remèdes miracles proviennent des arbres, et nous avons à peine gratté la surface de ce qu'ils ont à nous offrir. Les arbres essaient depuis longtemps d'entrer en contact avec nous. Mais ils parlent à des fréquences trop basses pour que les humains les entendent.
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Je voudrais te confier quelque chose au sujet des arbres. Ils se parlent, vois-tu. Imagine ce qu’ils peuvent se dire. Qu’est-ce qu’un arbre peut bien avoir à raconter à un autre arbre ? Des tas de choses. Je parie qu’ils peuvent bavarder indéfiniment. Certains vivent des siècles. Les choses qu’ils voient, ce qui se passe autour d’eux, ce qu’ils entendent sans le vouloir. Ils communiquent par le biais de réseaux souterrains qui s’étendent à partir de leurs racines, des réseaux tissés sous la terre par des champignons, et ils s’envoient des messages, cellule par cellule, avec une patience qui n’appartient qu’aux choses vivantes privées de mouvement. C’est comme si moi, je te racontais une histoire en te disant un mot par jour. (…)
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Au début du Dépérissement, alors que des données dendrologistes catastrophiques envahissaient son ordinateur depuis les quatre coins du monde, elle ne pouvait rien faire sinon boire des Old Fashioned et regarder en boucle des vidéos piratées de Planète Terre, la série de la BBC. Ces images prises depuis l’espace sur lesquelles de magnifiques forêts d’arbres à feuilles caduques passaient en accéléré d’une couleur à l’autre, vert puis rouge doré puis brun puis vert, lui secouaient le corps de sanglots jusqu’à ce qu’elle finisse par s’évanouir – de déshydratation, d’ébriété ou de désespoir, elle n’aurait su dire.
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Le meilleur moment pour planter un arbre, c’était il y a vingt ans. A défaut, c’est maintenant.
 
Richard Powers (in L'arbre-monde)
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille)
& Michael Christie (in Lorsque le dernier arbre)
& ... proverbe d'ici, de là ou de partout, d'hier et d'aujourd'hui

lundi 7 février 2022

Attentives #21

Je m’approche de lui. Sa main serre mon bras juste au-dessus du coude et m’attire vers le kalo. Et à l’instant où mon front entre en contact avec les feuilles, je sens.
(…) Aux endroits où je touche les feuilles et les tiges, je sens un millier de voix qui psalmodient. Oui. Je serre les tiges dans mes mains, j’enfouis mon visage à côté de celui d’Augie. Les psalmodies et les chants. Je connais cette langue même si c’est la première fois que je l’entends de cette façon, c’est une langue de vertus et de cycles, qui donne et qui prend, c’est l’aloha dans sa forme la plus brute. L’amour pur. Le chant prend de l’ampleur, comme dans les grandes assemblées quand les conversations individuelles se fondent en brouhaha, et ainsi ce que je touche est au-delà des voix, au-delà du chant, c’est le bourdonnement de l’énergie et il gagne tout ce qui nous entoure : le kalo dans le champ, je sens sa verdure et sa faim de soleil, son corps qui fléchit et s’arrime au sol humide, et je sens qu’il boit les langues d’eau qui parviennent à lui depuis les poissons, et je sens les poissons, les trilles et les battements de leur queue, l’alternance constante des muscles de leurs corps qui danse à travers l’eau, et puis je sens la boue autour du réservoir et plus loin dans l’herbe, et tout cela grandit et se nourrit du soleil, de la chaleur, de la pluie. Tout cela se réverbère et finit par faire presque trop, trop pour un seul esprit.

Kawai Strong Washburn (in Au temps des requins et des sauveurs)

vendredi 4 février 2022

Rhizomiques #96

Mais, d’autre part, si nous ne pouvons, dans l’état actuel de nos connaissances, affirmer que les araignées essaient délibérément de nous dire quelque chose, nous pouvons toutefois sans hésiter penser qu’il y a quelque chose qui vaut d’être entendu.
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     - Tu sais comment j’ai appris à parler avec les fleuves ?
     C’était à l’adolescence, dit-elle. Tous les matins, elle observait une araignée entrer et sortir d’un trou dans la cour de sa maison. Entre ses pattes, l’animal transportait de la rosée au tréfonds de la terre. Elle travaillait comme un mineur à rebours : elle puisait dans le ciel pour accumuler dans le sous-sol. Cette occupation durait depuis si longtemps qu’au fond de son terrier était né un grand lac souterrain.
     Dabondi voulut aider l’animal dans ses excavations humides. Un jour, par une aube sans rosée, elle apporta une coupelle d’eau qu’elle laissa à l’entrée du terrier. Mais l’araignée refusa cette gentillesse, souriant : Ce que je fais n’est pas un travail, ce n’est qu’une conversation. Et elle ajouta : Je vois combien tu souffres, il faut beaucoup de solitude pour remarquer les créatures aussi petites que moi. En signe de gratitude, l’animal lui apprit la langue de l’eau.
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L'eau n'est pas forcément offensive, elle est enfermée. On la dit véhémente et tempétueuse, mais on ne dit jamais la violence des rives, leurs contraintes, l'autorité des canaux, des dérivations, des ponts, des digues, des écluses, des chenaux, des béals.
 
Vinciane Despret (in Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation)
& Mia Couto (in Les sables de l’empereur)
& Emmanuelle Pagano (in Ligne et fils

mercredi 2 février 2022

Rhizomiques #95

De la tête, on distingue la gorge spacieuse et vibrante, et sur les côtés les yeux globuleux et sans paupières. La gorge est une surface de sac flasque qui s’étend de la pointe du menton, dure et toute écailleuse comme celle d’un caïman, au ventre blanc qui présente lui aussi, là où il presse la vitre, un piquetis granuleux, peut-être adhésif.
Lorsqu’un moucheron passe près de la gueule du gecko, sa langue jaillit et l'engloutit, foudroyante, ductile, préhensible, dénuée de forme propre et capable de prendre toute forme. (…)
La segmentation en anneaux de ses pattes et de sa queue, le piquetis de menues plaques granuleuses sur sa tête et son ventre donnent au gecko l’apparence d’un engin mécanique ; une machine hautement élaborée, étudiée dans chacun de ses microscopiques détails, au point qu’on se prend à se demander si pareille perfection n’est pas du gaspillage, vu les opérations limitées qu’elle accomplit. Ou peut-être est-ce là son secret : satisfait d’être, il réduit son action au minimum ? Est-ce là sa leçon, à l’opposé de la morale que Palomar, dans sa jeunesse, avait voulu faire sienne : toujours chercher à faire quelque chose qui aille un peu au-delà de ses moyens ?
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La baleine à bosse se libère de l’eau, se tord à la verticale, deux nageoires pectorales bleu-gris et un museau souriant. Des balanes et des nœuds de peau galeuse. Elle tourne et elle s’étire comme si elle pouvait continuer à s’élever dans le ciel sans jamais s’arrêter. Mais sous son corps l’eau se change en bruine et son évasion s’achève au moment où elle frappe l’eau en projetant un immense drap d’écume.
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Quand Emily Dickinson écrit : « L’espoir est cette chose avec des ailes qui se perche dans l’âme », elle nous rappelle, comme le font les oiseaux, la force pragmatique et libératoire de la foi.
 
Italo Calvino (in Monsieur Palomar)
& Kawai Strong Washburn (in Au temps des requins et des sauveurs)
& Terry Tempest Williams (in Refuge)