jeudi 20 avril 2023

Le monde serait autre

6 mai

   Plus qu'à attendre.
   Tout rangé, d'un bras, sur une jambe.
   Ramassée la crotte de chien sur la pelouse tondue, sous la fenêtre.
   Judicieusement placé dans l'entrée le panda solaire qui dansera pour accueillir les habitants légitimes de la maison.
   Ils ont rapporté des pizzas au kebab.
   Je les remercie pour leurs avocats et leurs mandarines qui ont fait ma semaine, pour le dépaysement, pour tout.
   La petite se plonge dans sa tablette, le grand file jouer à la PS.
   Ces enfants peut-être ne sont pas si magiques, juste des enfants. Cela aurait pu me plaire d'être l'un d'eux. D'avoir des parents comme les leurs. D'être père.
   Ou pas. Ivan a reconstruit la maison de ses mains. Coulé du béton, percé des fenêtres. Comment aurais-je pu ?
   Il me dit qu'il ne sait pas écrire comme je le fais.
   Comme j'écris c'est très banal, non ?
   (À la PS j’ai été ridicule, nonobstant la politesse de mon adversaire – C’est normal, tu ne connais pas, moi j’y joue souvent…)
   Isa m'invite à une ultime promenade. J'ai du mal à parler à cause de la douleur dans ma poitrine mais notre amitié remonte au précédent millénaire. Mon amie n'a pas du tout changé en ce qui me plaisait d'elle alors, est-ce vraisemblable ? L'allant, la franchise, l'esprit fin, le cœur large. Si je ne l'avais pas rencontrée je ne connaîtrais quasiment personne de celles et ceux qui composent ma vie d'aujourd'hui, n'est-ce pas stupéfiant ? Je serais autre. Le monde serait autre.
   Dans le RER un petit garçon roux observe sa mère avec une intensité de peintre.
   Elle est concentrée sur son smartphone. Son fils l'étudie comme un mystère inépuisable.
   J'ai mal mais je me soigne – tant bien que mal.
   Chez moi, le basilic a blanchi.

lundi 17 avril 2023

Vitesses croisées

 5 mai

     Sur la carte je repère d'autres bois que je n'ai pas encore parcourus, ainsi que des étendues vertes de prairies. Je vais prendre le VTT pour m'en rapprocher. Les voitures me frôlent quand je pédale au pas dans les côtes. Je ne suis pas habitué à avancer si lentement, d'habitude je me dresse en danseuse sur mon vélo de course. Les VTT ne sont pas faits pour l'asphalte ; je m'engage dans un chemin de terre. C'est là que j'ai croisé le sanglier hier, aujourd'hui je fais trop de bruit. Et je bifurque, ça grimpe, ça descend. Dans les descentes j'hésite à freiner, est-ce du jeu ? Je longe un haras désert. J'arrive à un croisement, une petite route gravillonnée, normalement je devrais tourner à gauche, mais n'est-ce pas plus joli à droite ? Le guidon décrit un 8 et je tombe lourdement.
     Voilà, ce sera l'événement de mon dernier jour à la campagne. Je suis par terre, je vérifie que mes articulations fonctionnent, ma tête n'a pas cogné, je peux respirer. Aïe, je peux respirer mais mes côtes sont douloureuses. Je me relève. Au bout du chemin gravillonné apparaît un cavalier. Je relève le vélo, remonte en selle. Il me semble important qu'on ne me demande pas comment je vais, je roule vers le village plus vite qu'un cheval au petit trot.
     Devant l'église vient de s'achever un office funéraire, le corbillard attend. J'attache le vélo à un poteau de sens interdit.
     J'ai mal mais je pourrai rentrer. J'ai mal mais je peux continuer à pied plutôt que de rentrer.
     Dans les champs fraîchement semés, des simulacres de rapaces accrochés à de longues perches souples flottent au vent. Hors du sentier les bois sont privés, nous avertissent des lettres rouges. Des coups de feu éclatent tout près. Quand je m'engage dans un chemin creux je claque des mains pour me différencier d'une bête à tuer. Je chanterais bien si je n'avais pas si mal et si éternuer ne me pliait pas en deux. Claquer des mains, déjà c'est limite.
     J'arrive en ville, devant une poste ouverte, je me souviens que j'ai oublié d’envoyer mon chèque de loyer.
     Comme si j'étais venu ici pour cette raison précise, et voilà qu'il est temps pour moi de m'en retourner. Je prends un autre chemin qu'à l'aller, je vois un faisan absurdement vulnérable avec sa tête rouge en saccades. J'échappe aux tirs d'un autre chasseur.
     Le cortège funèbre a disparu, le vélo est toujours attaché, je peux grimper dessus, rouler, rejoindre la maison de mes amis. À l'entrée de leur village je fais s'allumer le radar pour excès de vitesse, comme une radiographie qui indiquerait que je n'ai rien de cassé.
     La nuit toutefois, je ne dors qu'entre deux plaintifs changements de position.

mardi 11 avril 2023

Les genêts crépitent au soleil

4 mai
 
 Conclusion de l'épisode précédent :
"Quoi d'autre ai-je oublié ?"

     J'avais oublié les peintures de la petite fille sur un mur du salon. Je les contemplerais pourtant jour après jour sans m'en lasser, je crois. Un grand arbre portant des pommes rouges. Des cœurs gros comme ça volant dans un ciel où flottent aussi des pochoirs de chat. Des fleurs souriantes ou tirant la langue au centre de leurs pétales. Bien entendu, ainsi je n'en dis presque rien, il faut les voir. Il faut apprécier la touche, l'énergie du geste, la vigueur des couleurs, l'audace des taches et des débordements...
     L'audace de donner naissance à des êtres aussi merveilleux que peuvent l'être des enfants, cela me dépasse.
     Tôt le matin un vacarme de moteurs m'assaille et me tire du sommeil. Avec insistance, c'est le motoculteur municipal qui tond la pelouse autour de l'église – et une défricheuse manuelle pour les finitions. Pourquoi, mais pourquoi ? Elle était très bien, la pelouse. Parsemée de pâquerettes et de boutons d'or. Et la voilà toute ratiboisée, une hécatombe de fleurs, et de laides plaques de terre mise à nu. L'humanité à nouveau me désespère, j'attends que cela passe. Enfin oui cela s'éloigne, et je peux entendre un TGV qui file, à moins que ce ne soit un avion, puis un tracteur de l'enfer, puis une mouche. On ne veut pas que je dorme. On conspire contre mon désir de paix.
     Je vais chercher des œufs à quatre kilomètres de distance, avec tout le temps nécessaire pour me perdre en chemin. Je continue par les bois, comme si j'étais un millier de kilomètres plus au sud, à l'aventure. Un groupe d'handicapés mentaux me croise, avec leurs accompagnantes, il y a là plus de joie qu'on n'en rencontre chez les vététistes.
     Je reviens avec mes œufs et avec du temps pour me perdre plus délibérément. À un moment je vois des canards et des oies, près d'un étang. À un moment je franchis une écluse fuyante, l'eau limoneuse recouvrant mes chaussures. Puis je me faufile entre les pans de mur écroulés d'un château à la grille fermée. Comme s'il n'y avait pas l'autoroute et le TGV à proximité.
     Les genêts crépitent au soleil.
     Dans les bois il fait plus sombre et le soleil se couche. C'est l'heure des sangliers et des chevreuils, je m'attarde en leur compagnie.

vendredi 7 avril 2023

La trappe des indésirables (et le velux)

3 mai
 
     Ai-je moins mal au pied ?
     Pas vraiment, alors je m’assieds devant l’ordi. Immobilisé je m'avance.
     Le dossier sur lequel je travaille m'est arrivé en spam. Je me demande combien de réponses affectives, impatiemment et en vain attendues, ont disparu par la trappe cachée des indésirables – à moins que ce ne soient mes envois initiaux qui aient ainsi été, par une intelligence électronique, froidement déclassés.
     Puis je n'en puis plus de voir le jour décliner dans le velux.
     Un pied devant l'autre, ce n'est quand même pas sorcier !
     Mon premier pas hors la maison m'oriente – comme quand je descends l'escalier et que je m'en vais à gauche vers la salle de bains alors que l'idée était de me retrouver à droite dans le salon – à l'exact opposé de la direction que j'avais l'intention de prendre ; je m'en avise trop tardivement pour me résoudre à faire demi-tour – tous ces pas boités qui seraient gâchés... Alors je continue, je traverse, dans un tunnel pour grands animaux, une autoroute et une voie de TGV. Je continue, je marche sur le bitume d'une départementale où personne n'aurait l'idée de marcher. J'arrive à une petite zone industrielle où des engins de chantier soulèvent la poussière. Cela suffira bien, j'entame une boucle à travers une zone pavillonnaire. Je desserre un peu plus mon lacet gauche afin que moins appuie l'empeigne. Voici une autre départementale, à rebours. Je passe au-dessus de l'autoroute et de la voie de chemin de fer.
     Est-ce tout ce que j'aurai à raconter aujourd'hui ?
     Ah oui, j'ai vu un chat couché, il m'a regardé passer. Encore plus perplexe d'être vivant que je ne le suis. À la combientième de ses vies en était-il ? Et combien de fois déjà suis-je mort ?
     À la nuit tombée j'ai froid et faim. Alors je mange et prends une douche chaude.
     Puis j'ai sommeil et je me couche.
     Quoi d'autre ai-je oublié ?
 
À suivre...

mercredi 5 avril 2023

Sous le sabot d'un cheval

2 mai
 
     Je somnambule.
     Greta Thunberg est déjà une vieille dame au regard des urgences gâchées. Le monde est déjà effondré.
     Et j'ai mal au cou-de-pied bien que j’aie remis de vieilles tennis, je dois le constater en sortant de la gare d'Austerlitz. Une après-midi à Paris où j'aurais arpenté les quais de la Seine, sans me perdre cette fois, j'aurais fait quelques courses, avide de ces dits "produits culturels" qu'on ne trouve pas sous le sabot d'un cheval, et j'aurais repris le train. Sauf que non, il me faut m'asseoir, examiner mon pied et choisir entre argile verte et arnica. Le péquenot a moins fière allure, boitant sous son sac à dos.
     Dans le métro les gens sont rivés à leur téléphone. Tous.
     Si l'un d'eux relevait la tête et croisait mon regard, il serait embarrassé par mon obsolescence.
     Si l'un d'eux décalait d'un cran sa tête baissée vers mes pieds, il noterait le trou dans ma tennis noire, bien qu’assorti à ma chaussette, à proximité du gros orteil.
     Dans le train du retour, le contrôleur qui semble avoir vécu deux fois moins longtemps que moi valide mon titre de transport en disant "Parfait". Ce qui me procure un semblant de réconfort.
     J'écris depuis l'ordi de mes amis un mail à mes amis, tinte une sonnerie qui m'avertit de l'arrivée de mon propre message sur leur boîte mail, leur ordi. Il y en a 2921 autres en attente.
     Hors connexion je me dépeins en inconsolé jadis, devenu inconsolable.
     Tandis que des sociopathes croient pertinent de qualifier Greta Thunberg de dépressive, comme si c'était une insulte, comme si cela dépeignait une vérité.
     Dans ma chevelure emmêlée, où j'ai ramené quelques atomes du parfum des paulownias de la Contrescarpe, il n'y a pas trace de tique.
     Ni sur mon cou-de-pied par l'argile verdi.

lundi 3 avril 2023

De quoi se sentir hébété ?

1er mai 2022
 
     Je n'aime pas les dimanches mais là c'est la fête des travailleurs. Les pauvres, encore floués (à moins d’être des travailleurs du dimanche) ! Il y a des chiens dans la forêt. Et des ramasseurs de muguet. J'en découvre des prairies entières (de muguet), sans aucune préméditation de ma part – mais aucune clochette visible. J'aurais détesté avoir la tentation d'en cueillir.
     Je me perds encore, cette fois je suis parti à vélo. À vélo je m'égare, à pied aussi. La veille, comme dans un conte fantastique, je m'éloignais répétitivement de ma destination de retour. Aujourd'hui, comme à l'envers du conte, je ne parviens pas à m'éloigner de mon point de départ. Au bout de deux heures je me retrouve à cinq minutes du village où j'ai accroché le vélo.
     Ma désorientation est état de veille hypnagogique, alors que pour la plupart des humains l'hypnagogie tourne autour du sommeil. Je tourne autour de mon manque de répartie, même sans croiser de cueilleurs de muguet. « Quand je marche, je marche », chante Camille, mais moi quand je marche je me déporte ailleurs, et ce n'est pas une affaire d'espace.
     J'ai oublié le moyen mnémotechnique de distinguer les ajoncs des genêts. M'écorche les jambes aux orties en franchissant une clôture en fils barbelés. Cherche des raccourcis qui me ramènent sur un mauvais chemin.
     Je pénètre innocemment dans un jardin privé dont les propriétaires m'expulsent. Leur fille est aussi belle que celle du château de Laze chantée par Polnareff. Cette chanson est loin à présent, comme à mi-chemin du Moyen-âge.
     Puis je trouve une autre explication à mes erreurs, c'est que l'échelle de la carte est deux à quatre fois plus grande que celles auxquelles je suis habitué : aussi je n'arrive pas à réaliser qu'au bout d'un kilomètre seulement j'ai déjà parcouru quatre centimètres. Ou le contraire. Cela va trop vite, me prend au dépourvu.
     Et mes godillots neufs me font de plus en plus mal.
     Chaque minute de nos existences singulières est bonus, relativement aux occasions où nous aurions pu mourir. De quoi se sentir un peu hébété, non ? Je marche ma vie de survivant.

jeudi 30 mars 2023

Tout l'hiver à rattraper

 30 avril
 
    Cette maison est tellement grande qu'il est impossible d'en chasser les mouches. Dans mon studio, si j'ouvre la fenêtre et mouline des bras, elles n'ont aucune chance.
    Mes amis m'ont laissé une carte pédestre éditée sur mesure, la maison est au centre sur la pliure.
    Je marche à grands pas rapides, comme si j'avais tout l'hiver à rattraper. Une impatience un peu ivre d'odeurs fraîches, de sensations. Au nord on traverse des bois.
    Je rattrape deux randonneuses qui lambinent dans une côte.
Elles s'arrêtent pour observer une limace. Celle qui me tourne le dos sursaute quand je leur dis "Bonjour", elle ne m'avait pas entendu approcher ; elle a eu peur, je m'excuse. Trente secondes plus tard je pense à une bonne répartie que j'aurais pu faire : j'aurais montré le flocage sur mon tee-shirt, au nom d'une compagnie de théâtre et j'aurais dit fort à propos "Je ne suis pas limace, je suis Fugace". A croire que j'avais anticipé la rime en choisissant ce tee-shirt. Malheureusement je n'ai pas de répartie.
    Entre deux bois il y a des prés. Sur le sentier arrive au léger galop un poulain sans attache, suivi d'un cheval monté. La cavalière s'excuse, dans l'éventualité où j'aurais eu peur, je lui souris. Trente secondes plus tard je pense à une bonne répartie que j'aurais pu faire : j'aurais secoué ma longue chevelure et j'aurais dit "Les chevaux ne me font pas peur, nous sommes frères de crinière." La rime est moins riche. Heureusement je n'ai pas de répartie.
    Je n'ai pas non plus le sens de l'orientation. Déjà dans la maison trop grande je me perds, prenant à gauche en bas de l'escalier. Dans la nature je pars à l'est. Et je ne comprends pas, quand je vérifie sur la carte, pourquoi je m'éloigne toujours un peu plus de mon point de départ alors que je devrais être en train d'effectuer un cercle. A tel point que je sors de la carte.
    J'ai une théorie sur la question. D'une part, je suis sujet au vertige, ce qui s'accommode mal de la rotation de la Terre ou du soleil. L'ouest ne tient pas en place à mesure que le soleil se couche. D'autre part, je suis si peu insomniaque que je dois être un peu somnambule. Quand je marche, mon esprit se met en mode hypnagogique, à faire tourner mille-et-une pensées.
    Il fait nuit depuis plus d'une heure quand je réintègre la maison. A la fin je marchais sur le bas-côté d'une départementale, inquiétant les voitures de face. (Nulle répartie requise.) C'est là que j'ai entendu le chant d'un coucou. Et la fuite d'une biche à mon passage.
    C'était une journée de peurs paisibles.