lundi 10 juillet 2023

Rhizomiques #152

Depuis qu’elle a vu le garde passer les menottes à Paul, c’est comme si elle avait franchi la frontière d’un pays étranger. Il était obéissant, calme… Le geste du gardien était totalement inutile, et tellement froid, comme si Paul était un objet. Elle a lu tous les livres qu’il fallait sur la violence symbolique, les formes douces de contrôle – mais assister à cette petite humiliation quotidienne lui a fait le même effet que regarder des photos de la Shoah quand elle avait douze ans. Elle avait franchi une ligne. Elle ne pouvait plus regarder quelqu’un d’autre sans penser Moi je sais et toi, non.
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     Il y a deux mois, nous avons reçu des instructions d’en haut pour répondre énergiquement aux attaques contre les trains dans la zone d’Inhaminga. Il était impérieux de restaurer le moral de la population qui se sentait démunie devant l’avancée des terroristes. (…) Le temps ne jouant pas en notre faveur, nous avons été contraints, comme vous le savez mieux que quiconque, de procéder à des arrestations massives. (…)
     Notre action était guidée par la logique suivante : ceux qui n’étaient pas encore terroristes le seraient dans un avenir proche. Dans l’impossibilité de les distinguer les uns des autres, nous avons épuisé les capacités de la prison locale. Dans la foulée, nous avons rempli des tentes avec d’autres prisonniers. Ces tentes étaient appelées "salles d’attente". Dès que ces enceintes étaient pleines, on conduisait les prisonniers en camion pour les décharger à l’arrière de l’hôpital.  Là, les nègres creusaient leurs propres fosses et ils étaient exécutés au bord de ces trous. (…) Nous disions aux familles qui venaient s’informer de leur sort que leurs proches "étaient allés chercher du bois dans ma brousse". Je peux vous assurer que beaucoup de gens sont allés chercher du bois au cours de ces journées. J’ignore combien il y a eu de chargements de prisonniers, mais je sais que, pendant des semaines, le transport des suspects s’est poursuivi sans interruption.
     Je vous avoue, Excellence, que moi-même j’ai été impressionné. Il y avait là des vieux, des femmes, des jeunes garçons. En route vers leur lieu d’exécution, toujours dans les camions, certains d’entre eux se faisaient dessus, de peur. Quand on arrivait à destination, on commençait par tuer ceux qui empestaient. Ça m’a retourné l’estomac. Je me suis armé de courage et j’ai confié mes craintes à l’agent Gorgulho. On ne pouvait pas en tuer autant et, qui plus est, à la chaîne. C’est ce que j’ai fait remarquer. L’homme, acerbe, s’est écrié : « Vous voulez trier les coupables ? La guerre sera finie et vous serez toujours là à les trier. » Et il a énuméré les avantages de cette opération aussi accélérée qu’aléatoire.
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Ceux qui nient s’identifient inconsciemment aux bourreaux. Comme les bourreaux qui ne pouvaient nommer autrement que par des euphémismes les atrocités qu’ils commettaient, ils utilisent la déréalisation euphémique en prétendant que ce qui a eu lieu n’a pas eu lieu, car ils sont de la même espèce que les bourreaux.
 
Kris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Mia Couto (in Le cartographe des absences)
& Serge Rezvani (in La cité Potemkine)

vendredi 7 juillet 2023

Rhizomiques #151

Je suis prise de panique. Plaque d’immatriculation ? Vignette de contrôle technique ? Je déteste les flics, déteste quand ils m’arrêtent, ne parviens jamais à être naturelle ou détendue en leur présence. Je ne sais pas comment se débrouillent les gens qui évitent une contravention en jouant le coup du charme. Je suis incapable de me montrer autrement que renfrognée et humiliée quand un policier apparaît à la vitre de mon véhicule.
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Ah ! je suis complètement démoralisé. Et, c’est sûr, il va nous demander les papiers. C’est pas qu’ils ne soient pas en règle, mais j’ai horreur de montrer mes papiers. Ça me fout par terre pour la journée entière, angoisse bizarre qui me poursuit des heures et des heures. Qu’un type en uniforme, comme ça… quoi des conneries, avec ses gros doigts…
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(…) Pas moyen qu’il s’en sorte s’ils lui demandaient de souffler, et ce serait sa cinquième arrestation pour conduite en état d’ivresse.
Donc, quand le flic lui avait braqué sa lampe en pleine figure et ordonné de sortir du véhicule, Paul s’était dit qu’il pouvait bien finir sa bière. Il n’avait rien à perdre. Fou de rage, le flic l’avait arraché à son siège, lui avait passé les menottes et l’avait conduit à la prison du comté sans prendre le temps de fouiller  sa bagnole. Le crack est une substance maléfique et addictive, mais Paul n’avait jamais eu aucun problème d’ordre légal avec le crack. D’une certaine manière, c’était l’alcool qui l’avait sauvé ce soir-là. (…) Grâce à son comportement d’alcoolique, il n’avait pas été accusé de possession de drogue.
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Je ne le savais pas mais il est strictement interdit et illégal de se garer devant un commissariat de police, Circulez, circulez ! Non mais ça va pas ! Tu veux que je te coffre ou quoi ? Le passage du vouvoiement au tutoiement s’est fait en un éclair. Et alors qu’il me criait dessus, et qu’en temps normal j’aurais tremblé d’avoir enfreint les règles, je me suis mise à lui répondre en haussant le ton, approchant presque un état de colère, Quoi ! Je suis convoquée, c’est tout ! Dites-moi où je peux me garer au lieu de gueuler comme ça ! J’embrouille les représentants de la loi.
 
Lily King (in La pluie et le beau temps)
& Serge Rezvani (in Les années Lula)
& Kris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Mathilde Forget (in De mon plein gré)

mardi 27 juin 2023

Rhizomiques #150

Dans les années 1920, DuPont (chimie), associé à General Motors (automobiles), associé à Exxon (pétrole) devient leader mondial pour la production et la vente de plomb tétraéthyle, un additif pour l’essence. Ce produit extrêmement toxique est aujourd’hui frappé d’interdiction à peu près partout dans le monde, mais durant des décennies il s’est répandu dans l’atmosphère, il a arrosé et contaminé la planète entière, on en trouve encore des traces sur toute  la surface du globe, et dans les océans, dans l’écorce des arbres et jusque dans les glaces polaires. L’une de ses qualités est d’être quasiment indestructible. Il existait un produit de substitution, l’éthanol, qui était inoffensif et aurait pu jouer le même rôle que le plomb tétraéthyle, mais l’éthanol n’était pas brevetable, trop facile à fabriquer il n’aurait pas pu assurer la situation de monopole aux trois sociétés associées et aurait considérablement réduit leurs marges bénéficiaires. La santé pour tous ou les profits pour eux : il fallait choisir. On ne peut qu’admirer cette remarquable stratégie commerciale.
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« Attendez, nous disent-ils, soyez patients. La technologie saura résoudre le problème du CO2. » À Kyoto et à Copenhague, à Doha et à Paris, ils n’ont fait que nous répéter : « Nous réduirons les émissions, nous apprendrons à nous passer des hydrocarbures. » Et là-dessus, ils sont retournés à l’aéroport dans leurs limousines blindées pour monter dans des jumbo-jets, et ils ont mangé des sushis à dix mille mètres d’altitude pendant que les plus pauvres étouffaient dans leurs quartiers pollués. Nous avons suffisamment attendu.
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Les trois piliers de l’ère néolibérale (privatisation du secteur public, déréglementation du marché et allègement du fardeau fiscal des entreprises financé par la réduction des dépenses publiques) sont donc incompatibles avec une bonne partie des mesures à prendre  pour ramener les émissions [de CO2] à des niveaux acceptables. Ces piliers soutiennent le mur idéologique qui, depuis des dizaines d’années, empêche le déploiement de solutions sérieuses pour endiguer le déséquilibre climatique.
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Certes, il y a encore trop de gouvernements qui ne font rien… mais énormément de gens votent pour ces gouvernements. (…) Aujourd’hui, la majorité de la population mondiale veut encore une société productiviste, de court terme, et se moque de la destruction du climat et de la biodiversité. Il faut en être conscient. (…) Tout l’enjeu consiste à réaliser que le type qui a les pieds dans l’eau aux Tuvalu ou celui qui affronte les cyclones au Bangladesh, que tous ces gens qu’on ne connaît pas, dans des pays où l’on n’ira jamais, font partie du même monde que nous.
 
Marcus Malte (in Qui se souviendra de Phily-Jo ?)
& Antony Doerr (in La cité des nuages et des oiseaux)
& Naomi Klein (in Tout peut changer)
& François Gemenne

mardi 20 juin 2023

Rhizomiques #149

Les mots sont des formes saisies au vol.
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Je n’ai en réalité jamais vu naître une poule, ni aucun oiseau. (…) Mais j’aime imaginer la naissance des oiseaux, que j’ai sûrement vue à la télé maintenant que j’y pense. Sinon, comment savoir qu’un oiseau naît d’un œuf ? Quelqu’un pourrait-il, sans avoir vu ni entendu une description méticuleuse, imaginer comment naissent les oiseaux ?
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À la cafétéria en ville, il y a un tableau noir où quelqu’un écrit des formules riches de substantifique moelle. Les animaux qui pondent n’ont pas de nombril. Cette logique défie mon entendement. Pourquoi ? Je ne sais pas au juste.
Et hier : Beaucoup d’animaux pleurent, seuls les humains versent des larmes.
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Jamais nous n’en finissons de connaître ceux que nous aimons.
Un jour, je vais lui découvrir un nombril !
 
Alain Rey, cité par Fabienne Verdier (in Par les temps qui courent)
& Céline Curiol (in Les lois de l’ascension)
& Ceridwen Dovey (in Au Jardin des fugitifs)
& Éric Chevillard (in La chambre à brouillard)

jeudi 15 juin 2023

Rhizomiques #148

La seule superstition à laquelle ma famille croit depuis toujours dit qu’il ne faut jamais laisser une goutte de cognac au fond de la carafe. Il faut la boire en entier ou ça porte malheur. À la réflexion, je ne sais pas trop si cela s’appelle de la superstition ou de l’alcoolisme.
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J’ai consulté une voyante, une vieille femme qui travaillait dans l’arrière-boutique d’un restaurant méditerranéen. Elle m’a dit qu’il fallait que je me concentre sur moi-même, que je travaille sur moi et mes "blocages" et que d’autres révélations viendraient. Elle m’a conseillé une poudre à base de cristaux de quartz à mettre dans mon bain. Elle a dit que ça permettrait d’éliminer la négativité. J’en ai eu pour 250 dollars et je me suis trempée dedans. Il ne s’est rien passé. Alors j’ai appelé d’autres voyantes.
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L’espoir est cette chose emplumée.
 
Jodi Picoult (in Le Livre des deux chemins)
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)
& Emily Dickinson (in Une âme en incandescence / Cahiers de poèmes, trad. Claire Malroux)

mardi 13 juin 2023

Rhizomiques #147

Nous avons suivi un chemin que je n’ai pas reconnu, avec des rochers, du sable et de la pierre couverte de mousse humide.
« Avant, c’était une rivière, a-t-il dit.
- Qu’est-elle devenue ?
- Elle déteste l’odeur de l’homme et coule sous la terre dès lors qu’elle nous sent approcher.
- C’est vrai ?
- Non. C’est la fin de la saison des pluies. »
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Il y a très longtemps, avant les défenses, chaque éléphant mâle avait des ailes. (…)
Jusqu’à ce que le Sage gâche tout.
Le Sage résidait au cœur obscur des bois. C’était un ronchon pieux à la peau plissée, qui le plus souvent restait seul. Un jour où le Sage priait, un éléphanteau volant lui lâcha un tas de matière puante sur la tête.  Selon certains, ce jeune était un coquin ; selon d’autres, il avait tout bonnement raté sa cible (ou mis dans le mille, selon ceux qui avaient une mauvaise opinion du Sage). Bien décidé à avoir le dernier mot, le Sage jeta un sort à tous les éléphants : ils ne voleraient plus.
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Beaucoup à Pointe-Noire croient que si une hirondelle balance ses excréments sur leur tête ils auront de la chance, et ils courent à la Loterie Nationale Congolaise pour jouer et espérer gagner des millions. C’est pour cela d’ailleurs qu’il y a des imbéciles qui se mettent au garde-à-vous en bas des nids d’hirondelle et attendent qu’elles chient sur eux alors que parfois elles n’ont pas envie de faire leurs besoins et qu’elles sont simplement en train de jouer entre elles, surtout leurs enfants qui ne savent pas encore voler et bavarder. La chance, il ne faut pas la forcer, c’est un joyeux accident, et c’est le seul accident que chacun de nous se souhaite…
 
Marlon James (in Léopard noir, loup rouge)
& Tania James (in D’ivoire et de sang)
& Alain Mabanckou (in Les cigognes sont immortelles)

mardi 6 juin 2023

Rhizomiques #146

Si vous passez vos souffrances sous silence, ils vous tueront et affirmeront que vous y avez pris plaisir.
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Quand nous entreprenons de raconter notre histoire, les gens croient que nous voulons la réécrire. Ils sont tentés de nous dire « pauvres losers » ou « passez à autre chose », « arrêtez de jouer les procureurs ». Mais s’agit-il vraiment d’un jeu ? Seuls ceux qui ont perdu autant que nous voient la singulière méchanceté du grand sourire de qui pense avoir gagné en disant : « Tournez la page. » Le hic, c’est que si quelqu’un a la possibilité de ne pas penser à l’Histoire, ni même de la prendre en considération, qu’il l’ait bien apprise ou non, voire qu’elle mérite considération ou non, alors cela signifie qu’il sait être à bord du bateau où l’on sert des petits-fours et tapote ses oreillers, pendant que d’autres sont à la mer, nageant, se noyant, ou grimpant sur de petits canots pneumatiques qu’ils se relaient pour garder gonflés, les essoufflés, qui ignorent le sens des mots "petits-fours" et "tapoter". Puis quelqu’un sur le pont du yacht dit : « Dommage que ces gens soient si paresseux, et pas aussi intelligents ni compétents que nous, nous qui avons construit ces solides bateaux, si grands et sophistiqués, nous qui naviguons sur les sept mers tels des rois. » Et voilà qu’un autre passager sur le pont dit : « Mais c’est votre père qui vous a donné ce yacht, et ce sont ses domestiques qui vous ont servi ces petits-fours. » Cette personne est alors jetée par-dessus bord par un groupe de nervis engagés par le père qui possède le yacht, engagés dans le but précis de se débarrasser de tous les agitateurs présents pour les empêcher de faire vainement des vagues, ou de faire ne serait-ce que référence au père et à son yacht.
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Il y a une histoire que j’aime bien raconter : mon grand-père m’emmenait à la plage ; il y jouait aux dames en buvant des bières. Je me souviens encre de cette petite bouteille de Primo avec une image du roi Kamehameha sur l’étiquette. Les touristes s’approchaient, ils venaient me voir quand j’avais 3, 4 ou 5 ans, et ils demandaient : « Il est hawaïen ? » Mon grand-père répondait : « Ouais, c’est l’arrière-petit-fils du roi Kamehameha », et ils prenaient des photos.
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- Qu’est-ce qu’il dit ? demande le commandant.
- Dis-lui que je parle des étoiles, répond Zixaxa. Et il poursuit lentement, me donnant le temps de traduire : Les étoiles sont les épouses de la Lune. C’est cela qu’elles sont pour nous, ceux de notre race. Les épouses sont trop nombreuses, c’est pour cela qu’elles maigrissent. La Lune ne peut pas leur donner à manger.
(…)
Le portugais a perdu l’habitude de marcher pieds nus, il se retire donc avec des pas chancelants. Quand sa silhouette devient floue, je demande à Zixaxa :
- Je ne connais pas cette légende des étoiles…
- Je viens de tout inventer. Les blancs aiment les histoires. Des fois ils me font de la peine. Je les traite avec déférence, en les appelant « patrons », et ils croient que je suis sincère.
 
Zora Neale Hurston (citée par Carmen Maria Machado in Dans la maison rêvée)
& Tommy Orange (in Ici n’est plus ici)
& Barack Obama (in Born in the USA)
& Mia Couto (in Les sables de l’empereur)