Un jour,
alors que j’étais occupé à bien le border dans son berceau, avant qu’il ne
s’endorme, Joaquin attrapa un de mes doigts. Il s’y accrocha. Je ne sais pas comment
cela arriva, mais soudain je me rendis compte que toute sa petite main le
serrait. Je ne savais pas qu’un nouveau-né pouvait serrer les choses avec une
telle force. Sa main était comme une pince. Je sursautai d’abord, me demandant
si je devais rester tranquille ou essayer de le faire lâcher prise. Je le
fixai : Joaquin me regardait dans les yeux. Il ne souriait pas, il
m’observait comme s’il était en train de me poser une question. Nous restâmes
ainsi plusieurs secondes, à nous parler du regard. Et j’eus enfin la sensation
qu’il m’avait choisi pour père.
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Un
jour, tu t’es séparée de moi. Tu étais toute petite, je m’en souviens très
exactement, tu avais quatre mois, et je te tenais sur mes genoux. Tu as regardé
autour de toi, longuement, et quand tes yeux sont revenus sur moi, tu étais
différente. En une seconde, tu t’es détachée de moi, et j’ai compris que c’était
irréversible. (…)
Avant,
tu n’étais pas une inconnue pour moi, tu étais seulement… infiniment
mystérieuse. Ton regard était accroché au mien comme si notre vie à toutes deux
en dépendait, tu buvais en silence mon visage et ma voix. Et j’étais aspirée
dans ton mystère. Je m’y préparais tout entière. Qui tu étais, qui j’étais
moi-même, ça n’avait aucune importance.
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Elle pensa au mystère qu’étaient ses filles – ces
étrangères, ces invitées, ces amies très chères insoupçonnées –, en quelque
sorte tombées dans leur propre vie à travers elle. Ses filles si proches par le
ton de leur voix et le contact de leurs mains, par leur chair et par leur souffle
plus précieux que les siens propres. Mais ses filles en même temps si
lointaines, avec leur âme inviolable, leur moi secret séparé du sien pour
l’éternité.
Claudia
Piñeiro (in Les malédictions)
& Florence
Seyvos (in Une bête aux aguets)
& Jean Hegland (in Apaiser nos tempêtes)