jeudi 9 juin 2022

Rhizomiques #108 / Attentives #25

Un jour, alors que j’étais occupé à bien le border dans son berceau, avant qu’il ne s’endorme, Joaquin attrapa un de mes doigts. Il s’y accrocha. Je ne sais pas comment cela arriva, mais soudain je me rendis compte que toute sa petite main le serrait. Je ne savais pas qu’un nouveau-né pouvait serrer les choses avec une telle force. Sa main était comme une pince. Je sursautai d’abord, me demandant si je devais rester tranquille ou essayer de le faire lâcher prise. Je le fixai : Joaquin me regardait dans les yeux. Il ne souriait pas, il m’observait comme s’il était en train de me poser une question. Nous restâmes ainsi plusieurs secondes, à nous parler du regard. Et j’eus enfin la sensation qu’il m’avait choisi pour père.
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Un jour, tu t’es séparée de moi. Tu étais toute petite, je m’en souviens très exactement, tu avais quatre mois, et je te tenais sur mes genoux. Tu as regardé autour de toi, longuement, et quand tes yeux sont revenus sur moi, tu étais différente. En une seconde, tu t’es détachée de moi, et j’ai compris que c’était irréversible. (…)
Avant, tu n’étais pas une inconnue pour moi, tu étais seulement… infiniment mystérieuse. Ton regard était accroché au mien comme si notre vie à toutes deux en dépendait, tu buvais en silence mon visage et ma voix. Et j’étais aspirée dans ton mystère. Je m’y préparais tout entière. Qui tu étais, qui j’étais moi-même, ça n’avait aucune importance.
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Elle pensa au mystère qu’étaient ses filles – ces étrangères, ces invitées, ces amies très chères insoupçonnées –, en quelque sorte tombées dans leur propre vie à travers elle. Ses filles si proches par le ton de leur voix et le contact de leurs mains, par leur chair et par leur souffle plus précieux que les siens propres. Mais ses filles en même temps si lointaines, avec leur âme inviolable, leur moi secret séparé du sien pour l’éternité.
 
Claudia Piñeiro (in Les malédictions)
& Florence Seyvos (in Une bête aux aguets)
& Jean Hegland (in Apaiser nos tempêtes)