vendredi 24 février 2023

Attentives #32

(Mon Dieu, ma sœur est GAY.)
(Je ne suis pas contrariée. Je ne suis pas contrariée. Je ne suis pas contrariée. Je ne suis pas contrariée.)
[…]
Je sors par la porte comme une personne (normale) qui sort par une porte (normale) lors d’une première journée printanière (normale) du mois de mai et je vais courir, ce qui est le genre de chose (normale) que les gens font tout le temps.
Et voilà. Je cours. Je me sens mieux. Je sens la route sous mes pieds. Là, là, là.
(C’est la faute de notre mère qui a quitté notre père.)
(Mais dans ce cas, alors moi aussi je suis peut-être gay.)
(Donc ce n’est pas ça, ce n’est pas ça du tout.)
(Je ne suis pas gay, c’est sûr.)
(J’aime vraiment les hommes, c’est sûr.)
(Mais elle aussi. Elle aussi, elle les aimait. Il y a eu ce petit copain, Dave, avec qui elle est sortie pendant des siècles. Et elle en a eu un autre, Stuart. Il y a eu celui qui s’appelait Andrew, et cet Anglais bizarre, Miles ou Giles, qui habitait sur Mull, et ce garçon, Sammy, un qui s’appelait Tony, et Nicolas, elle a toujours eu des petits amis, elle a eu des petits amis à partir de douze ans, bien plus tôt que moi.)
Je traverse au feu rouge. […]
(c’est bien comme ça qu’on dit, gay ? Y a-t-il un mot juste pour ça ?)
(Comment on sait si on l’est ?)
[…]
(C’est totalement naturel d’être gay, homosexuel ou un truc comme ça. C’est tout à fait admis à notre époque.)
(Les gays sont exactement comme les hétérosexuels, à part le fait qu’ils sont gays, bien entendu.)
(Elles se tenaient par la main à la porte.)
(J’aurais dû m’en douter. Elle a toujours été bizarre. Elle a toujours été différente. Elle a toujours été opposée. Elle a toujours fait ce qu’il ne fallait pas.)
(C’est à cause des Spice Girls.)
[…]
(Elle avait toujours été un peu trop féminine.)
(Elle écoutait toujours ce CD de George Michael.)
(Elle votait toujours pour les filles dans Le Loft, elle avait voté pour le transsexuel l’année où il y en avait un, ou la transsexuelle, je ne sais pas comment on dit.)
(Elle aimait le concours de l’Eurovision.)
(Elle aimait Buffy contre les vampires.)
(Mais moi aussi. Moi aussi, j’aimais bien. Il y avait dedans des filles, toutes deux    homosexuelles        elles étaient décrites comme très gentilles, et ça allait parce que c’était Willow et qu’elle était intelligente, on l’aimait bien et tout ça, et son amie Tara était très gentille, et je me souviens d’un épisode où elles s’embrassent, leurs pieds décollent, elles lévitent à cause du baiser, et je me souviens des bruits dégueu qu’il fallait faire quand on en a parlé le lendemain à l’école.)
[…]
(J’aurais dû m’en douter, elle avait toujours aimé les chansons qui parlent de toi et moi, au lieu de lui et moi, ou lui et elle, et on savait tous, on le disait au collège, que ça voulait tout dire, quand les gens préféraient les chansons qui avaient le mot toi au lieu d’homme ou femme, comme dans le vieil album de Tracy Chapman que notre mère avait oublié en partant et qu’elle passait sans arrêt avant son départ.)
[…]
C’est une journée formidable pour courir. Il ne pleut pas. On n’a même pas l’impression qu’il va pleuvoir.
(Ma sœur est gay.)
(Je ne suis pas contrariée.) (Je vais bien.)
(Ce serait cool, ça ne me dérangerait pas autant si c’était la sœur de quelqu’un d’autre.)
(C’est cool. Beaucoup de gens le sont. Aucun que je connaisse personnellement, voilà tout.)
[…]
(Je ne peux pas arriver à dire ce mot.)
(Seigneur. C’est pire que le mot cancer.)
(Ma petite sœur va devenir un vieux prédateur insatisfait, une femme desséchée et anormale comme Judi Dench dans ce film, Chronique d’un scandale.)
(Judi Dench joue tellement bien ce genre de personne, c’est ce que je me suis dit quand je l’ai vue, mais c’était à l’époque où je ne pensais pas que ma sœur allait devenir l’une d’elles et connaître une vie misérable dépourvue de tout amour véritable.)
(Ma petite sœur va avoir une vie misérablement triste.)
[…]
(Il y a aussi un personnage de femme médecin gay dans Urgences dont les amoureuses n’arrêtent pas de mourir dans des incendies ou des trucs comme ça.)
(Les gays n’arrêtent pas de mourir.)
[…]
Je me suis arrêtée. Je ne cours plus. Je suis immobile.
[…]
Je suis devant le passage piéton comme une personne (normale).
(C’est à cause de ceux comme ma sœur que le type qui possède la compagnie de bus Stagecoach a fait sa campagne à un million de livres partout en Ecosse avec des photos de gens qui disaient « Je ne suis pas borné mais je n’ai pas envie que mes enfants apprennent à être gays à l’école », ce genre de truc.
(Elles riaient. Comme si elles étaient vraiment heureuses. Ou comme si être gay, ça ne posait vraiment aucun problème, que c’était vraiment drôle, joyeux ou quelque chose comme ça.)
[…]
(Ils disaient dans le journal ce matin que les adolescents qui le sont ont six fois plus de chances de se suicider que ceux qui ne le sont pas.)
Je suis immobile devant le passage piéton sans la moindre voiture qui arrive, et je ne me décide toujours pas à traverser. Je me sens un peu étourdie. Je me sens un peu faible.
(Toute personne me voyant comme ça me trouverait vraiment bizarre.)
 
Ali Smith (in Girl meets boy)