- On s’est protégé des autres. Par le technococon.
- On a rapproché les dispositifs de contrôle de nos corps et de nos esprits, oui. On en a fait des armures individuelles et plus finement que ça, des membranes et des filtres paramaîtrables pour conjurer les violences toujours possibles. Surtout, on a cherché des espaces où l’on serait irrémédiablement à l’abri. Présent mais hors d’atteinte. Une sorte de cosmoi, qui est de fait un cosmou ou un cosmort mais peu importe. (…) Internet a émergé et son dispositif clavier/écran nous a interfacés efficacement au monde, en nous y connectant sans risque physique. L’hyperlien des hyper-îliens. (…)
Le réel était pour eux le dernier noyau à briser parce que le réel c’est ce qui est commun. C’est ce qu’on partage tous, nécessairement et sans privilège. Par nos sens naturels d’animaux d’une même espèce. L’ambiance d’un musée, l’agitation d’une place, une réunion dans un café… Bien sûr, ils avaient déjà fracturé le réel en petites billes, en proposant des univers aménagés, ludiques et fictionnels, des chrysalides tissées pour chacun. Du souci-de-soi et du prêt-à-subjectiver. Mais ça impliquait encore un espace spécifique pour être consommé, un technococon où s’abstraire. Bref, une monade nomade. Ça ne touchait pas encore à tous les moments de l’existence. Il demeurait ce résidu qui échappait au marché ; notre réel banal et commun. (Le réel était l’ultime territoire collectif à envahir et à privatiser définitivement, la vitre derrière laquelle le social est en morceaux, éparpillé en tessons incompatibles. Une cosmosaïque où chacun est bienheureux debout sur sa tesselle – mais qui ensemble ne forme plus aucune figure solidaire, plus aucun visage. (…)
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« Un code. Voilà ce que vous êtes, rien de plus qu’un code. Un code qu’ils ont depuis longtemps déchiffré, intégré à leur système, converti en conseils, en mesures, en slogans lénifiants. Même s’ils vous chuchotent que vous êtes exceptionnels, que vous vous améliorez sans cesse, que vous êtes des gens spéciaux qui méritent de rencontrer quelqu’un de spécial, vous êtes tous des gens spéciaux et uniques, tous uniques, vous méritez tous de devenir qui vous êtes vraiment. Des millions et des millions d’individus, tous aussi uniques les uns que les autres. » Son regard se teinta de bonté, une compassion dont on ne pouvait faire preuve qu’en confrontant son public à une dure réalité. « Mais je vais être honnête avec vous. Vous n’êtes pas uniques. Vous n’êtes pas spéciaux. On peut vous cerner à l’aide d’un algorithme d’une simplicité ridicule. Vous n’avez rien à apporter. Vous êtes tout à fait superflus. » Un sourire rédempteur éclaira son visage, comme si ses paroles brutales n’étaient pas censées être choquantes, mais constituaient seulement un prélude à son réel message.
« Mais autrefois… » Il prononça ses derniers mots en hochant la tête avec bienveillance. « Autrefois, nous étions des aigles. »
Alain Damasio (in Les Furtifs)
& Ewoud Kieft (in Les Imparfaits)