« Je sais ce que tu penses, disait parfois ma mère quand elle
n’était pas sûre d’elle. Tu me détestes, pas vrai ? Ma chérie. Est-ce que
tu me détestes ? » Et je restais plantée là, affichant l’expression
la plus neutre possible tout en essayant de me rappeler à quoi j’avais bien pu
penser parce que le fait qu’elle pose la question avait rendu la chose un peu
vraie.
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Le mal de vivre fredonné par ma mère tout en pelant
des pommes de terre, avec le recul, ça me paraît complètement incongru, et
poétique. C’est parce que ma mère a prononcé cette phrase inattendue venant
d’elle – On ne discute pas avec les racistes, on les frappe – et parce qu’elle
écoutait Barbara en épluchant ses légumes que je garde d’elle l’image d’une
femme qui a cuisiné pour ne pas sombrer dans la dépression.
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Dans l’un des albums de photos de famille, il y a un Polaroïd de Maman
et Eddie, pris dans les années soixante-dix, quand les O’Jay’s étaient venus en
ville. Maman avait réussi à accéder aux coulisses après le concert et Eddie
avait signé la photo. (…) Il porte un costume blanc à longs revers, torse nu
dessous. Son bras entoure la taille fine de Maman et il fait un grand sourire à
l’appareil photo. Maman fait un grand sourire à Eddie. Quand Fille était
petite, elle sortait de temps en temps l’album et contemplait la photo, preuve
que Maman avait un jour été heureuse.
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Ma mère devenait si différente. Elle ne se ressemblait plus. Elle qui
était plutôt voûtée dans la vie, n’avait pas en scène le même corps :
droite, soudain plus grande. Au théâtre, on se transcende. Ailleurs on peut au
mieux se dépasser. Sur scène, on passe de l’autre côté d’une frontière. De
l’ordre de l’invisible.
Aimee Bender (in Un papillon, un scarabée, une rose)
& Nathalie Kuperman (in La loi sauvage)
& Deesha Philyaw (in Quand Eddie Levert viendra)
& Emmanuel
Demarcy-Mota (entretien dans Télérama du 8/07/20)