dimanche 27 mai 2018
27 mai
Pourquoi
cette intuition cataclysmique lorsqu’une femme aimée annonce qu’elle a des
choses à dire, que de vive voix ce sera mieux ? Mieux dans quel sens,
celui du moins pire ? Il semble à Binh-Dû que ce qu’il va entendre est
terriblement peu désirable, non cela ne lui dit rien qui vaille, il serait
tenté de prendre ses jambes à son cou et d’aller se réfugier au fond d’une
grotte regarder pousser les stalagmites, devenir lui-même une concrétion
rocheuse insensible, au cœur calfaté. Près de cent jours se sont déjà écoulés,
on peut envisager le siècle. Son amie quant à elle envisage « le cercle
des expectatives », la formulation est jolie où Binh-Dû tourne en rond,
saisi d’une panique centrifuge, au-dehors la température se rapproche
dangereusement de celle du corps humain, c’est la planète tout entière qui
risque de sauter de son axe telle la bille d’une roulette de casino. Faut-il, pour se rassurer, estimer que l’affolement est signe que tout n’est pas déjà
foutu, reste encore une liane d’espoir qui pendouille en l’air ? D’abord
relever les yeux. D’un coup de pied rejeter les expectatives dans le cercle des
enfers. Binh-Dû cherche des stalactites au plafond de sa chambre afin de se préparer au
premier mot de consolation.
samedi 26 mai 2018
26 mai
Est-il mal
parti, ce couple qui s’embrasse à côté du container de recyclage ? Binh-Dû
les effleure du regard avant de se concentrer sur la chute fracassante de ses
bouteilles et bocaux. Une ombre solitaire vient se poser sur son épaule, c’est
la femme méchée de blond, il la regarde mieux à présent, ainsi que son mari
barbu de loin en bermuda, elle a une question. Suivie d’autres, tout aussi
assommantes, s’il habite dans le quartier, entend-on le passage des trains, y
a-t-il d’autres nuisances, fait-il bon vivre ici ? Car ils prévoient
d’acheter. De Binh-Dû ils sollicitent l’avis, lui dont on pourrait se demander,
vu ses cheveux gras et son tee-shirt troué,
s’il ne ferait pas mieux d’aller chercher de quoi s’habiller dignement
en fracturant un container à vêtements. Forcément les trains on les entend si l’on
habite en face de la voie ferrée, et tout dépend de ce que vous appelez par
nuisances, la gentrification est-elle une nuisance selon vous, ou les logements
sociaux, et les antennes-relais, et la laideur des bâtiments, et le croassement
des corbeaux, et les crottes de chiens malades, et l’avenir matrimonial ?
Et les hélicoptères, vous avez pensé aux hélicoptères ? Eh non, il a
touché juste, le barbu hoche la tête. Ce qui tendrait à prouver qu’on a raison
de poser des questions idiotes aux mauvaises personnes. Ce qui pourrait
constituer un enseignement précieux pour la manière dont Binh-Dû conduit son
existence. Il n’y a pas de délinquance, c’est un bon quartier, termine-t-il
lâchement. Les électeurs bourgeois qu’il conchie lorsqu’il se rend à l’école
maternelle ne se seraient pas mieux rattrapés. Au plaisir de vous revoir,
n’ajoute-t-il pas, il y a des limites au bon voisinage. Dans la cour une moitié
de cadavre d’oiseau suppose qu’on l’enjambe, laissée là sans doute par un chat.
Binh-Dû balaie la chose au moyen d’une publicité pour une entreprise de
serrurerie d’urgence, en fait c’est une tête de poisson grillée au barbecue.
Tombée du bec d’un oiseau sans doute. Ce quartier est cruel. Si Binh-Dû
possédait un fusil, il aurait du mal à se retenir de dézinguer un corbeau, un
chat ou un hélicoptère.
(Précision conjurative, ceci n’est pas une incitation au terrorisme urbain. Ne
tirons pas sur les hélicos. Protégeons les oiseaux, même les corbeaux, sans
pour autant tuer les chats. Et ne négligeons pas la douleur du maquereau.)
vendredi 25 mai 2018
25 mai
Binh-Dû est en pleine dégénérescence dynamique. Au moment de se le
formuler ainsi, il comprenait très bien de quoi il voulait parler, à présent
cela lui semble quelque peu abscons. Y aurait-il un processus dégénératif qui
ne fût pas dynamique ? D’un ordre plutôt agglomératif alors ?
L’empilement de strates successives sur la structure, jusqu’à étouffement
complet... Ou bien il y aurait à concevoir la distinction entre un dynamisme
centripète menant à l’éparpillement fatal et un dynamisme centrifuge qui au
final fige la purée dans l’assiette. Binh-Dû se voit bien dans la purée, en
danger d’implosion mais aussi dans la désagrégation progressive de ses
garde-fous. D’ici à guetter la folie...
Son voisin téléphone sur les marches d’accès à leur terrasse commune,
vite un coup de rideau pour l’effacer, leurs regards ont néanmoins le temps de
se croiser. Des deux, qui est le plus cinglé ? Qui dégénère à bloc ?
Binh-Dû retourne à son écran, il se hâte d’identifier les mots brillants qui
défilent de haut en bas, sans doute leur message est-il très intéressant mais
il n’en retient rien. Il n’y arrive plus. Il résiste pourtant à son délitement,
se concentre : ça parle de bienveillance, d’écoute sensible, de
respiration avec le cœur. De politesse, de confiance, d’engagement constructif.
Tout va bien, quoi qu’il se passe et de toute éternité. Dans une autre vie, Binh-Dû
s’en irait fendre des bûches.
jeudi 24 mai 2018
24 mai
Un suave parfum accueille Binh-Dû alors qu’il passe le seuil séparant
la chambre de la cuisine. On dirait que des fleurs ont poussé chez lui durant
la nuit mais rien de tel sur l’inox ni sur les tommettes, pas plus que dans les
placards. Il va humer l’air de la cour sur le balcon (nulle jardinière, c’est
entendu), les arbustes ne répandent que leurs couleurs. Il retourne dans la
cuisine, suit plus résolument son nez et se retrouve à genoux devant la
poubelle. Quel arrangement subtil mêlant peau de banane pourrie, graines de
tomates, noyau d’avocat, citron éreinté, pelure d’échalote... N’en jetez plus, la
coupe est pleine !
De retour dans la chambre, il ferme les rideaux pour éviter
l’éblouissement du soleil, bientôt les volets contre la chaleur, puis la
fenêtre contre le bruit. Ce sera une journée de travail à ne pas mettre davantage
le nez dehors qu’il ne vient de le faire. Dans sa chambre l’attend un monde aseptisé
parfaitement ordonné sur son écran d’ordinateur. À l’extérieur on ne sait
jamais qui l’on va rencontrer. Et pourquoi faire ? Pour quoi subir ? rectifie Binh-Dû qui s’imagine parfois que ses propres détestations
ne sont pas de son fait. Entre les zombies, les crétins hostiles et les exploiteurs
cyniques, il a le choix des paranoïas.
mercredi 23 mai 2018
23 mai
Avant que de naître, parmi les options il a choisi le parfum de sa
propre peau. Un refuge, un accompagnement permanent. À moins qu’on ne
l’écorche, mais de cette sorte de vie là, non merci, il ne voulait plus.
Binh-Dû voulait d’une vie clémente, pour changer. Sous le soleil, l’immeuble en
construction grimpe son ombre, exhalant une mortifère odeur de béton.
La guerre, même sans arme, reste
une tentation. N’importe quoi ferait l’affaire, une assiette à écraser sur un
visage le temps qu’en dégoulinent sauces et jus poisseux, une insulte lancée
haut et fort, un coude pour bleuir les côtes du répugnant personnage qui
s’extraie de son 4X4 tandis que s’empressent ses valets. Oh, la morgue des maîtres
du monde...
Binh-Dû sait bien que sa haine le
tuerait aussi bien. Il la convertit en sourire méprisant – mais c’est imiter l’ennemi.
Il essaye l’amour du prochain – mais la rupture est consommée. S’il se voyait de
l’extérieur, il s’interposerait, il serait l’amour tiers, englobant, détaché. Les
portiers reprennent la pose sous la marquise, à leur uniforme ne manque aucun
bouton.
mardi 22 mai 2018
22 mai
Le soleil est moins avancé que ne le croyait Binh-Dû en ouvrant les
yeux, ou c’est sa vue qui baisse au point de ne plus lire correctement les
chiffres jaunes de sa box. Ou c’est ce
mal de tête persistant, d’avoir été cogné la veille par un excès de chaleur. De
s’être insuffisamment hydraté. D’avoir entendu trop de corbeaux. De n’avoir
aimé personne.
L’amour parfois c’est du gâteau. L’amour physique s’entend. Les deux
parties sont satisfaites, tout est bien en place. Les initiatives sont
coordonnées avec bonheur, spontanéité et sens du rythme. Binh-Dû puise dans la
boîte à souvenirs, lesquels ne sont pas tous de première main. Certains
souvenirs, il s’est dispensé de les vivre.
Une amie jamais embrassée se souvient quant à elle de promenades dansées dans les rues de Paris. En effet, c'était l'an passé, c'était une précédente éternité. Un été comme celui qui vient. Des images leur resteront, des émotions aussi. Qui se mélangeront à d'autres illusions si réalistes, des exaltations rêvées, une fuite sublime.
lundi 21 mai 2018
21 mai
Il s’excuse, il a laissé tomber un boîtier qui s’est ouvert au contact
de la moquette, éjectant trois disques et un triple mécanisme d’attache en
plastique et ressorts qu’il n’arrive pas à remonter. La médiathécaire a l’air
d’avoir seize ans, qui rangeait un tiroir à côté, elle essaie à son tour,
Binh-Dû l’abandonne, penaud. Deux heures après il revient sur le lieu du crime
où il avait oublié d’emprunter quelque chose, cette fois il descend au rayon
des livres, elle est là, juste dans la travée D à F où il comptait chercher.
Plutôt il va se cacher en A à C, il ne voudrait pas passer pour un harceleur,
ou qu’elle s’imagine qu’il n’a rien de mieux à foutre que de passer deux heures
en médiathèque par une journée ensoleillée. « Merde ! », lâche-t-elle
en même temps qu’un livre lui échappe des mains, de l’autre côté de l’étagère.
Au moins cette fois Binh-Dû n’y est pour rien.
Qu’est-ce qui a changé depuis ses seize ans, est-il voué à réitérer
perpétuellement des métaphores fondatrices ? L’homme aux taille-haies le
suit, son outil sur l’épaule, un sac plein de feuilles à bout de bras. Ça sent
bon les cous coupés, tout bien normalisé, avec l’espoir de semer son
poursuivant Binh-Dû s’engouffre dans une rue perpendiculaire. Tout danger
écarté, il rebrousse chemin, les brindilles échappées du sac tracent la route.
Un peu plus loin un autre homme promène son chien, s’engage dans une allée.
Binh-Dû s’arrête, cherche les oiseaux dans les arbres, regarde les nuages, fait
semblant d’hésiter au cas où quelqu’un se tiendrait derrière une fenêtre,
attendant que l’homme et le chien aient disparu à sa vue. De retour chez lui,
il écrit à l’amie dont il se croit toujours amoureux, laissant les
interprétations ouvertes.
Il a six ans, il regarde aux jumelles les seins des femmes sur la
plage. Il a quatre-vingt-seize ans, il fait semblant d’être mort dans son lit
d’hôpital. Il n’est pas né, il se choisit une peau parmi les options. Il vit
seul, il s’endort en respirant dans le creux de son coude.
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