dimanche 3 juin 2018

3 juin

Binh-Dû ne se lève pas au son du réveil, il bâcle une collation minimale, rallonge son trajet de plusieurs kilomètres et de longues minutes – faute de l’avoir correctement étudié au préalable, il arrive donc en retard pour le spectacle qu’il aurait aimé voir, se rabat sur un attroupement, les gens rient, à vue de nez un comédien travesti parodie Céline Dion, la pluie se met à tomber, l’amie que Binh-Dû devait retrouver est introuvable, ne répond plus au téléphone, le ciel reste obstinément gris pluvieux, tous les spectacles sont annulés, Binh-Dû se perd puis doit se rendre à l’évidence : on lui a volé sa voiture.
Binh-Dû se réveille quand son corps lui en donne le signal, il invente sur le pouce un plat de restes, dans sa voiture les heureux embranchements de l’autoradio font passer ses inspirations erronées, le spectacle manqué sera rejoué demain – au moins ce mauvais clown fait rire les enfants –, puisqu’il pleut Binh-Dû se réfugie dans un supermarché où il espère trouver une boîte de haricots verts, au tournant d’une allée il tombe nez à nez sur son amie en panne de batterie entrée acheter des collants, ils se racontent leurs vies dans une brasserie, la voiture attend là où Binh-Dû ne se souvient plus de l’avoir garée.

samedi 2 juin 2018

2 juin


Mais tout va bien, répondent les quatre mésanges jaunes qui à l’aube s’ébattent dans la gouttière. Le ciel à cette heure donne la part belle aux cirrus, comme à la tombée de la nuit, c’est étrange, raisonne Binh-Dû qui n’a guère l’habitude de traîner une insomnie jusqu’au moment où le soleil paraît derrière le toit de tuiles. S’il avait dormi et s’il buvait du thé, l’heure serait propice à l’écriture, ce dont les mésanges se fichent bien, quoique leur bec puisse induire le contraire. Ou le duvet de leur poitrine.
            Binh-Dû ronge son frein, il ne pourrait pas en dire autant de ses orteils. Dont les ongles poussent inexorablement, comment faisaient les êtres humains aux temps anciens ? Se montraient-ils serviables les uns envers les autres ? Certains de ses contemporains en savent beaucoup moins que Binh-Dû sur le fonctionnement et l’histoire du monde, certains n’en sauront jamais autant. D’autres encore ont bon pied, bon œil et bonne oreille, ils ont tout compris de l’essentiel. Binh-Dû à leur cheville les contemple.

vendredi 1 juin 2018

1er juin


Mais tout de même, jusqu’où vouloir l’autonomie ? se récrie Binh-Dû au milieu d’une journée sans surprise. Il est en sécurité. Il se couche dans le même lit que celui dans lequel il s’est couché la veille, et même durant la journée il s’y installe pour travailler devant l’écran de son ordinateur portable. La moins portable des choses présentes dans sa chambre semble parfois être Binh-Dû lui-même, qui lorsqu’il n’a pas mal au pied a mal autre part. Et quand il quitte sa chambre pour l’au-dehors, le contenu de sa tête lui paraît un million de fois plus lourd qu’un ordinateur portable. L’autonomie c’est un niveau de batterie, celle de Binh-Dû s’épuise, il y a fuite, déperdition de veille, cent jours c’est mille jours en perspective, et la mort nous séparera vaincus. Dans la ville, les gens qui se côtoient parfois de très près mâchent de la nourriture gâtée, sucent du sucre, s’accrochent à ce qui insidieusement les excite et les meurtrit. Ou nous abrutit, c’est égal. Nous allons d’une drogue à une autre et ce n’est même pas de la bonne came. Ceux qu’on aime parce qu’ils éclaircissent notre atmosphère, a-t-on le droit de s’en tenir éloignés ? Faut-il se priver d’eux afin de n’en pas dépendre ? Binh-Dû range ses courses puis éparpille dans la casserole un faisceau de spaghettis.

jeudi 31 mai 2018

31 mai

Encore embrumé de sommeil Binh-Dû tâtonne son téléphone, trouve la bonne touche. Il n’a pas pris soin de regarder si un prénom s’affichait, il a toujours les yeux fermés, il entend une voix. Il ne l’a pas entendue depuis quatre-vingt-huit jours, soit quatre-vingt-sept fois un jour. La personne qui parle à son oreille, il ne l’a plus vue depuis cent-quatre jours. Cent-quatre fois un jour, et ce n’est pas fini. L’attente n’est pas finie, ni le manque, ni l’amour entre celle qu’il aime et celui qu’elle appelle, qu’elle aime à distance comme on continue à aimer le souvenir de la sensation du produit dans les veines, comme on reste à jamais alcoolique, paraît-il, quand bien même on ne reboirait plus de tout le reste de sa vie. La femme aimée se représente encore Binh-Dû comme une addiction, en un sens c’est flatteur, en un sens c’est dégradant. Binh-Dû retient l’aspect flatteur. Il approuve la recherche d’autonomie psychique. Mais jusqu’à quel point ? Si l’autonomie devient principe, si le plaisir demeure un danger, alors tout sera triste et mal fini.

Où est mon désir ? est une autre question à se poser, qui préside au premier contact du stylo dans le carnet d’une autre amie. Binh-Dû la voit, bon an mal an, une fois par mois, il ne tient pas le compte des jours. Il se trouve souvent confus entre les notions de désir et de plaisir, peut-être en raison d’une défaillance de sensation. Ils sont assis sur un gradin, face aux danseurs amateurs de tango, la Seine et l’Île de la Cité en arrière-plan. Leurs jambes se frôlent sans y penser, immobiles. Quelque chose se passe dans le contact, du moins pour lui, elle est en train de parler. Elle lui soumet l’idée que dire sa misanthropie et sa colère vise à guérir la frustration de les avoir tus dans l’enfance, que se niche dans ce moyen terme un plaisir réparateur. Au bout du terme il me faudrait descendre ces trois marches pour aller casser la gueule du type en tee-shirt jaune fluo, pense Binh-Dû. Son amie a plutôt une dent contre les robes à motifs. Elle et lui sont complémentaires, souvent. Il existe un complexe rire-colère-sexualité, conclut Binh-Dû, la tristesse est hors-sujet.

mercredi 30 mai 2018

30 mai


Peut-être Binh-Dû devrait-il entamer un dialogue avec son père. Certes, l’un des deux est vraisemblablement décédé (si ce n’est toi, c’est donc ton père), mais est-ce un si grand empêchement ? Salut Papa, comment va la cavale ? Raconte-moi un peu ce qui t’est passé par la tête quand tu as raccroché le téléphone après qu’on s’est parlé pour la dernière fois ? As-tu pris une décision à ce moment-là, du type Je ne veux plus jamais avoir affaire à cet adolescent ingrat ? Tout bien réfléchi, nul besoin d’un dialogue, Binh-Dû n’a que des questions à poser et il ne croirait à aucune réponse.
Les fils sont ingrats, c’est dans leur nature. Ils ne se souviennent pas de ce qu’ils n’ont pas connu. Et ce pourquoi ils devraient éprouver un minimum de reconnaissance s’évanouit dans la confusion de leurs plus passionnantes érections. Binh-Dû boitille jusqu’au frigidaire, il ne reste plus de petit pot de compote pommes-poires. C’est comme si on lui enfonçait une épingle en plein centre de sa plante, ou une aiguille à tricoter, ou un clou de menuisier. Pile à l’emplacement où saigneront les stigmates. A l’horizontale il retourne se jeter sur son matelas, lécher sa plaie.

mardi 29 mai 2018

29 mai

Binh-Dû a non seulement mal au pied mais aux oreilles. Un jeune homme qui pourrait être son fils chante à la radio des souvenirs d’un temps jadis qui serait celui de l’innocence, des espérances, de la candeur et de la vulnérabilité blessées. Le jeune homme quand il était plus jeune encore courait les prés derrière la chevelure  légère d’une vilaine de toute beauté pour qui il aurait donné son cœur, sa mère, sa vie, mais à présent il a compris la leçon – l’amour fait la dupe. Et de gémir avec sa belle gueule et son corps en parfait état de marche. Pauvre chou. Binh-Dû a non seulement mal aux oreilles mais des aigreurs à l’estomac. Les déclamations de ces gamins aux souvenirs rancis l’agacent de plus en plus, ils pérorent comme on radote, ils s’imaginent inventer leur génération. Pour qui se prennent-ils, l’esprit de jeunesse c’était encore valable au siècle dernier quand Binh-Dû avait une vingtaine d’années, mais après lui fut le déluge, on ne les a pas prévenus ? Tiens, encore un, celui-ci écrit des romans compilés de vulgarité, d'humour dramatique et de visions creuses, Binh-Dû le hait d’emblée. Binh-Dû ne va pas bien du tout. Binh-Dû traverse une mauvaise passe. Tout lui semble vanité, du tout-venant qu’il observe. Il a fait le tour de son savoir, il maugrée en haut de sa colline. Il se gratte un poil incarné sur la joue.

lundi 28 mai 2018

28 mai

Binh-Dû s’est pris le pied dans la quadrature du cercle des expectatives, ça fait un mal de chien ! Il claudique dans les rues, il lui faudrait un bâton en roue de secours ou bien une queue préhensible pour se tirer de là, un réverbère pour se repérer. Il se sent comme un vieux, un singe, un animal de compagnie dont personne n’aurait envie de s’encombrer. (La nuit il lui poussera des ailes et il survolera des plages familières, des pins penchés, des bancs de sardines, ce sera puissant.) S’il était un singe il pourrait lécher la plante de son pied douloureux pour qu’y germe une guérison instantanée, même il deviendrait prodigieusement intelligent à son jeu de cubes. S’il était un chien il s’habituerait vite à marcher sur trois pattes et même à une solitude faite de poils hérissés, de grondements caverneux et de gémissements menaçants. Il serait opportuniste jusqu’à l’absurde, le vieux comprendrait parfaitement tout cela dans la pénultième étape de son intelligence, au stade où le délitement des connexions laisse place à une forme intransmissible de sagesse. Lorsque l’ombre tombe dans l’abîme. Tel est le vertige que pressent Binh-Dû bien avant la nuit, savoir compter jusqu’à cent c’est pouvoir se représenter sa mort. Une cent-unième nuit serait bienvenue.