Encore
embrumé de sommeil Binh-Dû tâtonne son téléphone, trouve la bonne touche. Il n’a
pas pris soin de regarder si un prénom s’affichait, il a toujours les yeux
fermés, il entend une voix. Il ne l’a pas entendue depuis quatre-vingt-huit
jours, soit quatre-vingt-sept fois un jour. La personne qui parle à son
oreille, il ne l’a plus vue depuis cent-quatre jours. Cent-quatre fois un jour,
et ce n’est pas fini. L’attente n’est pas finie, ni le manque, ni l’amour entre
celle qu’il aime et celui qu’elle appelle, qu’elle aime à distance comme on
continue à aimer le souvenir de la sensation du produit dans les veines, comme
on reste à jamais alcoolique, paraît-il, quand bien même on ne reboirait plus de
tout le reste de sa vie. La femme aimée se représente encore Binh-Dû comme une
addiction, en un sens c’est flatteur, en un sens c’est dégradant. Binh-Dû
retient l’aspect flatteur. Il approuve la recherche d’autonomie psychique. Mais
jusqu’à quel point ? Si l’autonomie devient principe, si le plaisir
demeure un danger, alors tout sera triste et mal fini.
Où est mon
désir ? est une autre question à se poser, qui préside au premier contact
du stylo dans le carnet d’une autre amie. Binh-Dû la voit, bon an mal an,
une fois par mois, il ne tient pas le compte des jours. Il se trouve souvent
confus entre les notions de désir et de plaisir, peut-être en raison d’une
défaillance de sensation. Ils sont assis sur un gradin, face aux danseurs
amateurs de tango, la Seine et l’Île de la Cité en arrière-plan. Leurs jambes
se frôlent sans y penser, immobiles. Quelque chose se passe dans le contact, du
moins pour lui, elle est en train de parler. Elle lui soumet l’idée que dire sa
misanthropie et sa colère vise à guérir la frustration de les avoir tus dans
l’enfance, que se niche dans ce moyen terme un plaisir réparateur. Au bout du
terme il me faudrait descendre ces trois marches pour aller casser la gueule du
type en tee-shirt jaune fluo, pense Binh-Dû. Son amie a plutôt une dent contre
les robes à motifs. Elle et lui sont complémentaires, souvent. Il existe un complexe
rire-colère-sexualité, conclut Binh-Dû, la tristesse est hors-sujet.