jeudi 31 mai 2018

31 mai

Encore embrumé de sommeil Binh-Dû tâtonne son téléphone, trouve la bonne touche. Il n’a pas pris soin de regarder si un prénom s’affichait, il a toujours les yeux fermés, il entend une voix. Il ne l’a pas entendue depuis quatre-vingt-huit jours, soit quatre-vingt-sept fois un jour. La personne qui parle à son oreille, il ne l’a plus vue depuis cent-quatre jours. Cent-quatre fois un jour, et ce n’est pas fini. L’attente n’est pas finie, ni le manque, ni l’amour entre celle qu’il aime et celui qu’elle appelle, qu’elle aime à distance comme on continue à aimer le souvenir de la sensation du produit dans les veines, comme on reste à jamais alcoolique, paraît-il, quand bien même on ne reboirait plus de tout le reste de sa vie. La femme aimée se représente encore Binh-Dû comme une addiction, en un sens c’est flatteur, en un sens c’est dégradant. Binh-Dû retient l’aspect flatteur. Il approuve la recherche d’autonomie psychique. Mais jusqu’à quel point ? Si l’autonomie devient principe, si le plaisir demeure un danger, alors tout sera triste et mal fini.

Où est mon désir ? est une autre question à se poser, qui préside au premier contact du stylo dans le carnet d’une autre amie. Binh-Dû la voit, bon an mal an, une fois par mois, il ne tient pas le compte des jours. Il se trouve souvent confus entre les notions de désir et de plaisir, peut-être en raison d’une défaillance de sensation. Ils sont assis sur un gradin, face aux danseurs amateurs de tango, la Seine et l’Île de la Cité en arrière-plan. Leurs jambes se frôlent sans y penser, immobiles. Quelque chose se passe dans le contact, du moins pour lui, elle est en train de parler. Elle lui soumet l’idée que dire sa misanthropie et sa colère vise à guérir la frustration de les avoir tus dans l’enfance, que se niche dans ce moyen terme un plaisir réparateur. Au bout du terme il me faudrait descendre ces trois marches pour aller casser la gueule du type en tee-shirt jaune fluo, pense Binh-Dû. Son amie a plutôt une dent contre les robes à motifs. Elle et lui sont complémentaires, souvent. Il existe un complexe rire-colère-sexualité, conclut Binh-Dû, la tristesse est hors-sujet.