jeudi 14 juin 2018
14 juin
Binh-Dû
lutte contre les moustiques, les mauvais rêves, la chaleur, des douleurs
imaginaires. Il ne comprend pas que des gens puissent faire vrombir des
machines dès le matin. Ils n’ont pas d’oreilles ? Il ne comprend pas
grand-chose de ce que la plupart des gens admettent comme normal, correct. Il aimerait pratiquer l’insolence mais
cela ne lui vient pas, ou alors sous forme de rage sourde. L’insolence tue
est-elle encore de l’insolence, la résistance passive est-elle un acte
convaincant ? Binh-Dû se tient sur le départ, dans un entre-deux instable.
Il se souvient d’attentes où il fut plus déterminé. Il se souvient d’autres fois où
tout ce qu’il apprenait était une redécouverte, et même il souriait à l’idée
qu’il allait l’oublier une fois de plus. L’amour non vécu est-il encore de
l’amour ? L’amour non vécu est quelque chose qui passe, telle une saison
maudite, à la fin l’on pleure des larmes amères (selon l’expression). Mais
personne n’entend. Si Binh-Dû savait se faire entendre, alors il n’aurait pas
besoin de dire avec tant de détours. Demain il bouclera son sac, et ce sera comme
une protestation induite.
mercredi 13 juin 2018
13 juin
Le loup de
compagnie a le ventre ouvert, il se meurt. Couché auprès de son maître
maléfique, lequel devrait payer pour les crimes perpétrés et ceux occasionnés
en retour. Binh-Dû s’approche, l’arme à la main. La rage au cœur. Tu ne pourras
le tuer de la sorte, dit une voix. Binh-Dû avance encore, ouvre les bras et
commence à se dissoudre en un sourire d’indulgence absolue ; son maître se
dissout à sa suite mais en grimaçant, se tordant de souffrance. Ne reste plus
qu’un amas de fourrure et de viscères dans le caniveau, le réverbère éclaire
mal. Pour la cinq-cent-soixante-quinzième fois Binh-Dû traverse la cité dont
les barres d’immeubles prédisposent à l’effacement. Un enfant sur son skate lui
dit bonjour, puis une grosse dame assise sur un banc, aux deux il répond d’un
sourire. Il ressemble un peu au jeune homme échevelé floqué sur son tee-shirt, aux airs de Méduse. Parfois on ne sait plus si l’illusion recouvre
un monde (totalitaire) cartographié par des drones-lézards, ou un autre monde
totalitaire en voie de contamination post-organique, ou le monde totalitaire où
l’on marche et l’on rêve.
mardi 12 juin 2018
12 juin
Ailleurs c’est demain, et aujourd’hui pourrait être un moment
d’insolence. L’insolence est une réponse, rumine Binh-Dû qui n’a pas articulé
un son depuis trois jours. D’ailleurs, pourquoi ne pas mugir ? Être la
vache qui cherche à attraper sa queue. Écraser une mouche en tombant sur le
cul. Dans la boue déduire une direction marquée par l’empreinte de sabots.
Partir à l’aventure sans savoir si les traces sont celles d’une autre vache ou
bien les siennes, car on ne se souvient pas de tout, il se pourrait que Binh-Dû
reprenne constamment la même quête.
L’insolence, donc, sur le dos
d’une vache. L’insolence est le doigt pointé du soleil. C’est plonger dans la
saturation des couleurs, ne plus craindre de se faire tanner le cuir, que
toujours brille l’œil humide d’une intensité aux infinis chromatismes, et
toujours suive le rire, tant on n’est pas sur Terre pour se lamenter de devoir
la quitter. Un amour offert ne se refuse pas, se souvient Binh-Dû, sous le
petit pont coule la rivière où fut confiée une promesse. Dans l’eau glacée
enfoncer le pied qui émergera guéri, par la réitération des miracles.
lundi 11 juin 2018
11 juin
Alors
qu’il emprunte pour la trois millième fois de sa vie la rue de l’égalité, non
loin de chez lui, qui descend en pente douce vers le boulevard, avec à droite
les locaux d’une agence de publicité et à gauche des pavillons remplis de
chiens, de vieux et de petits-enfants qui viennent le week-end s’asseoir sur la
balançoire du jardin, Binh-Dû est assailli par la pensée que tout ce quotidien
monotone, bien ordonné, égal en
toutes choses, n’a d’autre fonction que de contenir la panique. Du moins la sienne,
qui menace, tel un rendez-vous solitaire face à la télévision.
« Quelle
journée magnifique, cette fois c’est vraiment l’été », s’extasie à
l’attention d’une voisine une femme entre deux âges, venue probablement
insuffler un peu de dynamisme à ses retraités de parents. Suffit-il de dire
pour que soit ? Pour que se restaure l’optimisme des jours prochains ? Binh-Dû
devrait en prendre de la graine au lieu d’identifier sous ces mots un sentiment
de terreur. Nier la peur relève de la politesse, si l’on veut, il serait
peut-être temps de quitter cette ville. Ailleurs, peut-être, le soleil brillerait
d’une illusion moins déchirante.
dimanche 10 juin 2018
10 juin
Dès qu’il y a gare il y a métaphore, médite Binh-Dû sur le quai.
Personne n’est tombé sur la voie, qu’on se rassure. Nulle bombe n’a explosé. Il
ne s’est presque rien passé, d’ailleurs il ne reste plus que Binh-Dû, les bras
ballants, qui regarde l’affichage annonçant le prochain tramway dans neuf
minutes.
Il est le premier maintenant. Il peut se diriger lentement vers le bout
du quai, comme ça il n’aura plus qu’à faire un pas devant lui pour entrer dans
la rame par la porte même où il en sortira, arrivé à destination, juste en face
de la sortie. Tout bien ordonné. Les choses telles qu’elles doivent l’être.
Si le tramway précédent et lui sont arrivés simultanément, cela semblait
de bon augure. Il a remonté à contre-courant le flot des passagers – pour gagner
du temps. Il a voulu entrer dans la rame au dernier moment, la porte était
« réservée à la descente ». La porte suivante l’était aussi et ne
s’est pas ouverte.
Le tramway est parti sans lui. Les amoureuses de Binh-Dû ont tendance à le laisser sur le quai. Lui-même en demande trop, ou tarde à se décider. Un certain sens tragique consiste à idéaliser la suspension du temps, paniquer à la pensée d'une seule minute perdue. Et accomplir in fine un destin contraire.
samedi 9 juin 2018
9 juin
Ce n’est pas la joie, croit constater Binh-Dû, tant se lever ce matin
lui fut un effort. L’assertion est prophétique, elle ne s’en impose pas moins.
Quelques lunes plus tôt il se riait de la distinction nulle entre se croire
amoureux et l’être. Maintenant, que va-t-il faire ? Glisser du sentiment
de la vieillesse à celui du désespoir ? Se souvenir des
temps bénis, cela se passait ici et cela se passait là, et cela n’a plus lieu
de se passer désormais ? Mais qui voudrait le suivre au fil de ces
considérations méandreuses...
Quelqu’un dans un an lui dira
J’étais là. Tandis que tu te lamentais j’étais tout proche et je n’attendais
qu’un appel de toi. Peut-être n’attendais-je pas avec une telle intensité, mais
j’aurais répondu. Quelqu’un mais qui ? Binh-Dû fait un tour d’horizon
comme on se retourne dans son lit, il n’aperçoit personne. Quelqu’un dans un an
lui dira Je n’étais pas encore là mais sur le point d’apparaître, n’en avais-tu
pas le pressentiment ? Le soir venu Binh-Dû ferme les yeux, il entend
mieux. Il ronfle.
vendredi 8 juin 2018
8 juin
C’est jour de fête. La plus danseuse des amies de Binh-Dû, en jeune
épousée s’avance cachée derrière un bouquet de roses blanches, et s’autorise à
l’abri des regards une dernière exultation d’enfance avant de rejoindre la
noce. Puis lui aussi quitte la grange et retrouve à l’une des tables dressées
sur la pelouse son amoureuse d’il y a cent douze jours. Quatre lunes plus tôt exactement
ils se voyaient pour la dernière fois avant ce jour, sans le savoir, le compteur
est remis à zéro mais tout a changé d’une certaine façon (et non d’une autre),
est-ce que cela suffira ? Est-ce que cela sera satisfaisant ? Peut-on
s’étreindre à la fin devant une station de métro puis se séparer en souriant
sans qu’un baiser ne soit échangé ? Tout en s’enfonçant dans la forêt,
Binh-Dû médite sur le mieux que rien, les prostituées dans leur caravane ne
dérangent pas sa promenade.
De retour à la prairie où plus rien ne s’impose. Dans cent douze jours,
qui sait où les convives se seront dispersés, combien auront quitté le pays,
emménagé dans un nouveau lieu, commencé une nouvelle vie. Il en faut peu pour
se représenter telle ou telle décision de couple comme un sceau de mariage,
Binh-Dû a toujours détesté les engagements qui l’excluent. Il a rarement le
cœur à lancer du riz. La question du désir semble donc close, quant à celle de l’altruisme,
elle ne s’est tout bonnement pas posée lors de leurs retrouvailles, à moins que
son amie et lui ne l’aient résolue en la passant sous silence. Faisant comme si
le désir n’était pas désespérant, par finalité. Il faudrait donc continuer à
marcher côte à côte jusqu’à ce que la route bifurque, accompagner l’extinction
des signes, et que Binh-Dû reparte s’investir
ailleurs en bon homo economicus ?
Il y a trois attitudes possibles face aux extraterrestres, préfère-t-il
théoriser : la première consiste à se croire l’un deux, échoué sur la
Terre ; la deuxième réfute ce sentiment d’appartenance exilée ; la
troisième identifie chez nombre de contemporains le gêne extraterrestre
envahisseur. Dans le premier cas on est animé des meilleures intentions, on est
gentil, on se sent terriblement seul. Le deuxième cas requiert beaucoup d’espérance ;
c’est une consolation dispensée par un être humain certifié, envers qui
éprouver de la gratitude. Dans le troisième cas nous avons besoin d’alliés car
la guerre est en cours et nous résistons avec peine. L’ex-amoureuse de Binh-Dû
rejoindra peut-être une cellule de lutte autonome. Binh-Dû quant à lui reprendra
son bâton de samouraï. Puisant son courage dans l’orgueil anticipé de ses propres
funérailles.
Inscription à :
Articles (Atom)