Que signifie
un ouvrier du bâtiment à qui l’on dit bonjour alors qu’il apparaît dans
l’encadrement de la fenêtre, voûté et ahanant sous le poids d’un escabeau porté
cahin-caha en haut de l’escalier extérieur, et qui passe sans même répondre
d’un grognement ou d’un signe de tête ? Il a l’air de penser pis que
pendre de ce qu’un bref coup d’œil lui a permis d’apercevoir chez vous, de
vous-même qui le regardiez au travail, mais peut-être n’a-t-il pas entendu
votre salut, peut-être ne vous a-t-il pas vu, aveuglé par l’effort, peut-être
n’a-t-il pas pu hocher la tête, le cou tendu pour résister au poids de sa
charge, peut-être a-t-il grogné un bonjour qui s’est confondu avec son
ahanement ? Trois heures plus tard il range ses outils dans sa camionnette
quand vous descendez de votre vélo, en sueur et à bout de souffle, vous
grimacez un sourire quand il vous reconnaît derrière vos lunettes noires, et là
encore il ne répond pas, qu’est-ce que cela signifie ? N’aime-t-il pas les
cyclistes, êtes-vous si essoufflé que votre sourire ressemble à un rictus
hostile ? Ou décidément, les remplacements de tuyauterie dans les salles
de bain exiguës sont une tannée, surtout quand il faut en prime bricoler tout
un nouveau système de fixation et qu’on est déjà en retard sur le
planning ? Est-il toujours aussi antipathique ? Méritez-vous son dédain ?
Était-il objectivement lourd, cet escabeau ? Y a-t-il quoi que ce soit
d’objectif, hors la fuite sous l’évier du voisin ?
dimanche 19 août 2018
samedi 18 août 2018
18 août
Les faibles précipitations annoncées se révèlent franche dégringolade,
dans son rapport au ciel Binh-Dû sait depuis longtemps que les attentes ont
pour principal intérêt d’être contrariées ; et la contrariété elle-même se
mue en amusement. Il y a de la sagesse à regarder tomber la pluie sous un
marronnier et les joggers maculer de boue leurs mollets. Un escargot vénérable
semble lui-même vouloir trouver abri entre les jambes de l’homme planté sous le
marronnier. Rien ne presse. On profite d’avoir été surpris.
On remercie ceux qui prétendent savoir ce dont ils n’ont pourtant
qu’une connaissance imprécise. Ceux qu'il ne faut pas croire, ou alors pour la
simple curiosité de voir où mènera le détour. Au bout d’un certain temps le
désir revient dans le sexe, juste en-dessous de l’abdomen. Comme une
circonvolution programmée, qui fait de chacun un homme, un chat, une fougère.
Le cœur s’émeut à contempler les nervures des feuilles, leur irréfléchie
générosité. Comme en pleine nuit, tendre son visage à l’averse et faire un vœu.
vendredi 17 août 2018
17 août
« Tu
es généreux », te dit-on, et cela te met dans un léger embarras car tu ne
voudrais pas contrarier ceux qui t’aiment. Tu te sens à chaque fois crédité
d’un mérite, ce qui remettrait en question la pureté de tes intentions. Tu y
gagnes tant ! Mais c’est vrai, il y a énormément de générosité qui
t’entoure, au point de déteindre sur ta personne. La route du nord est ponctuée
de haltes potentielles où des amis seraient heureux de t’accueillir, crois-tu.
Même si tu n’as pas vraiment envie de parler. Tu as envie d’être de retour chez
toi après une longue absence, d’y réinsuffler l’envie de repartir. Heureusement
tes amis ne sont pas chez eux, tu les verras mieux une autre fois, sans
opportunisme. Depuis ton réveil tu bois par inadvertance une eau frelatée qui
vieillissait dans une bouteille décoincée de sous ton siège. En connaissance de
cause tu aurais eu peur. Mais ta destinée est assurée, combien de fois
faudra-t-il te le confirmer ? Tu te portes à merveille. Le moteur hoquette, tu évalues ton
autonomie : l’aiguille n’est pourtant pas complètement
entrée dans le rouge. Une station d’essence inespérée se profile, tu n’en es
plus qu’à une centaine de mètres quand le moteur cale. Un type à qui tu
n’aurais rien demandé, seul autre être humain de passage, t’aide à pousser la
voiture jusqu’à la pompe. En voilà, de la générosité.
jeudi 16 août 2018
16 août
Un, tu as négligé le paysage hier, aujourd’hui tu monteras
dans la brume. Le matin tu entendras une vache meugler sans en voir les cornes.
L’après-midi tu resteras en arrêt devant un taureau immobile. Tu ne bouges
plus. Tu écoutes. Tu entends un silence total, tel que tu ne te souviens pas
d’en avoir jamais entendu. Pas même un insecte, pas même le souffle du taureau.
Seul ton cœur, mais tu le sens battre plutôt que tu ne l’entends. Le taureau
doit entendre le même silence, et un cœur différent, plus gros, au sang plus
noir.
Tu sais à présent que « passage » était
un terme employé durant la guerre, quand il s’agissait d’aider Juifs et opposants
au nazisme à franchir les Pyrénées. Comment se transmet la mémoire dans les
usages. Depuis plus de soixante-douze ans une carcasse de bombardier n’en finit
pas de rouiller juste en-dessous du col, tôle éparpillée parmi les rochers du
parc naturel. Dire que d’aucuns épiloguent sur les mégots jetés au bord
des routes départementales... Ce qui n’est pas antinomique. Le berger préfère ses
chiens aux touristes.
Deux, puisque tu n’es visiblement pas un touriste
il t’indique la principale voie d’accès au col, mais tu confonds ta droite et
sa droite, lentement tu t’extrais du brouillard pour n’apercevoir plus de
chemin. Mais une crête au-delà de laquelle voir l’autre côté, déjà tu te retournes
et ta bouche s’arrondit d’un « Oh ! » sous le soleil. Plus haut
c’est encore plus beau, céleste, tout autour de toi une banquise de nuages. « Vision
céleste », « Banquise de nuages », on dirait des noms de tisane
ou de dessert glacé, et tu serais un dieu joufflu régnant sur l’Olympe.
« Quand peut-on dire que la brume se
transforme en pluie ? – En milieu d’après-midi. » Trois, en tongs tu
mets genou à terre pour renouer un lacet à l’envers. Le soleil tapait si fort
que le dieu a préféré redescendre dans les mondes inférieurs, d’abord longeant
les débris de l’avion, puis retrouvant chevaux et vaches indistincts, cochons sauvages, araignées aux toiles emperlées. En route vers la
douche tu as les orteils bleus car tes chaussettes trempées ont déteint. La
petite fille acquiesce quand tu lui proposes une double boucle.
mercredi 15 août 2018
15 août
Un, autant se faire le devenir de la carotte. Et la
carotte sera notre devenir, une fois retournés en terre. Sérieusement, pouvons-nous
envisager la carotte, de tous les sens qui lui manquent, avec respect, et
remercier pour notre imminent appariement ? Tout est déjà écrit : nous
serons la perpétuation de la carotte de même que la carotte nous survivra.
Deux, quand les arbres se déracinent, les pierres
connaissent elles aussi des velléités de départ. Mais comme des enfants (ou des
parents) elles s’agrippent, et l’on n’est guère plus avancé. Asphyxiées par une
coulée de boue, les truites ne sont plus là pour espérer un prochain orage qui
leur épargnerait l’hameçon. Ces destins nous dépassent.
Avec tout ça, Binh-Dû en oublierait de célébrer le
paysage. Plutôt il marche sur le bas-côté de la route, s’il ne lève pas le
pouce peut-être obtiendra-t-il un « passage ». Mais non, il foule aux
pieds des mégots, jetés côté passager, et de la menthe à profusion (pousserait-elle
ici par compensation ?). Se pourrait-il qu’il n’y ait qu’un fumeur ?
(Trois, c’est une énigme. La résolution
impliquerait un homme ou une femme, revenant le soir de son travail ou s’y
rendant le matin, conduit(e) par son époux ou son épouse si c’est le matin, son
amant(e) insoupçonné(e) si c’est le soir – un(e) collègue qui habite un peu
plus loin, rendant service. Et cette personne éventuellement adultère
fumerait.)
mardi 14 août 2018
14 août
Un, les orteils des hêtres sont si longs qu’on croirait marcher sur
une chevelure. Des princesses figées par un charme, il y en a tant et plus, qui
continuent de pousser quoiqu’on ne saurait l’affirmer à l’œil nu. Leurs
ongles, leurs cheveux, tout leur corps même qui s’allonge hors de proportion. Pardon
pour le sacrilège, mais c’est caresse aussi, sur le bois dur. Au village les
rangées sont plus sages, un gros homme va de platane en platane, imposant les
mains, écoutant. S’imaginant entendre ? Au bout de l’allée enfin, il va se
planter devant un présentoir de cartes postales où il compare méticuleusement un
bovidé faisant valoir que la montagne est vachement belle (dans un long
meuglement de « aaa ») et un mouton bêlant dans une bulle façon bande
dessinée. Deux pour l’incongruité. Menant à trois, dis-moi ce que tu manges, je
te dirai... Ça pourrait s’appeler le serment du pâté. Des décennies d’ingestion
vaguement écœurée de ces organes étrangers, foie, gorge, poitrine, dont les
protéines sont censées s’amalgamer aux nôtres. Eh bien ça suffit. Il y a des
limites au voisinage génétique. Que les nuits à venir, pour l’éternité, ne mêlent
plus aux odeurs faisandées des chaussettes celle de pets de porc.
lundi 13 août 2018
13 août
Et le septième jour Binh-Dû réapparut. Divinement
régénéré. Un ange de gentillesse. Un parangon de zénitude. Vraiment ? La
voix guillerette dans les enceintes du supermarché est intolérable, il se
bouche les oreilles. Pas pratique pour attraper un paquet de biscuits –
qu’a-t-il besoin de biscuits ? Il vole un fruit, il se trompe de
rond-point – mais il n’écrase personne. Il ne sait plus quel pistolet prendre à
la pompe, d’ailleurs il a oublié comment s’en servir, et puis la barrière
refuse de s’ouvrir. Plus Binh-Dû que jamais, un étranger universel.
Le lendemain les cloches sonnent à la volée, allez,
un, deux, trois ! Car un, se remet en mouvement le déploiement. Des
montagnes, pas à pas. Le sentier longeant les crêtes invite à poursuivre encore
et encore après le prochain versant, d’accord, on reviendra à la nuit. Deux (sans
pour autant profiter de l’offre), une vitre qui s’abaisse, un sourire,
« Vous voulez un passage ? » Il y a pléthore de passages, celui
du jour s’accomplit à pied. Jusqu’à trois, lorsque tombée du ciel s’ajoutera
une étoile filante, indiquant le chemin.
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