dimanche 26 août 2018

26 août


Depuis son lit quand il s’y adosse Binh-Dû peut voir une tranche de rue, peu passante, très peu roulante. Un large pan de mur quasiment aveugle. Un pavillon plus éloigné doté de deux fenêtres à sa hauteur par lesquelles il surprend parfois une adolescente répétant des chorégraphies de boîte de nuit. Aucun réfugié démuni dans l’angle de vue.

 Quand les corbeaux croassent aux petites heures du jour, c’est une occasion rêvée de s’exercer à l’empathie. Plutôt que de fermer le double-vitrage, Binh-Dû décrispe son visage (la force des criaillements éraillés lui a plissé le front) et se met en état de réceptivité. Il essaie de ne plus penser à ce qu’il ferait s’il avait une carabine entre les mains.

 Avec son voisin c’est une autre paire de manches. L’organe vocal du voisin offre non moins de puissance mais un plus vaste registre de possibilités, incluant le chant sous la douche, le rire au téléphone, sans même qu’il soit nécessaire de mentionner la capacité d’activer tel ou tel engin sonore à faire trembler les murs. Binh-Dû s’efforce d’aimer son prochain.

samedi 25 août 2018

25 août

La nuit commence sans qu’on y prenne garde et finit étonnamment tôt. Bien avant que le jour de la veille soit arrivé à terme. À quoi cela rime-t-il ? Binh-Dû n’est pas à l’abri du besoin de se rassurer au souvenir de ses plus jeunes années, quand il n’y avait guère de limites et aucun sens à les observer. Juste une petite dépression du côté du cœur. Au matin, les tourterelles roucoulent comme si elles vivaient en bord de mer, il n’aurait pas cru. Les corbeaux aussi sont de la partie – mais peut-être est-il prématuré d’en parler.
Le jour d’avant il a beaucoup plu, si fort que la terre est restée détrempée un moment. Les odeurs flottaient dans l’air, à hauteur d’homme. Le long du talus du chemin de fer. Sur le petit sentier de la promenade arborée. Dans le parc, où les samares des frênes jonchent la pelouse. Binh-Dû voudrait que certaines connaissent un avenir enfoui, et la pelouse régresserait au profit d’une nouvelle génération plus digne que ne le sont les mutants humains à oreillette. Un jour proche, les spermatozoïdes se compteront à la dizaine.

vendredi 24 août 2018

24 août

Le motif est dans le tapis. Il n’est pas ailleurs. On le distingue difficilement au début, on ne pense même pas à l’y chercher. On voit sans voir, on foule aux pieds, on se contente de la sensation agréable de la laine contre les plantes. Est-ce végétal ? Est-on l’animal ? Il faut se rapprocher pour mieux percevoir, il faudrait rapetisser à l’âge enfantin, tomber sur les genoux. Redevenir passionné du moindre rien, aussi l’ébréchure dans le parquet, en grattant un peu chaque jour on finirait par percer un trou dans le plafond du voisin. Ou au contraire prendre de la distance, de la hauteur, se cogner la tête à son propre plafond. Alors tout apparaîtrait d’évidence.
Ou encore il suffit d’attendre, comme devant une eau remuée, attendre que ça se dépose. Le motif n’est pas dans l’œil du regardeur, quoique celui-ci s’en fustige. Quoi que l’orgueil nous susurre, dans l’embarras de ses déguisements. La passion démiurgique est elle-même un motif, fort serviable, une raison incitatrice, de là à la prendre pour parole d’évangile... Non, ce qui s’est dessiné nous regarde davantage que nous ne l’avons tracé, et la seule attitude raisonnable qu’il reste à choisir consiste à l’intégrer dans la file continue de nos discernements. Ainsi soliloque Binh-Dû derrière l’écran de ses paupières.

jeudi 23 août 2018

23 août

Bien entendu, il y a pire. Des gens qui ont fui la guerre  et dont l’accueil en pays soi-disant ami se règle à coups de matraque et jets de gaz toxique. Et il y a pire encore, il y a toujours pire. Binh-Dû est bien chanceux d’avoir trouvé refuge dans un corps aussi peu violenté. Et de ne pâtir que d’un registre limité de phobies relationnelles.
Certes il se méfie de son empathie – jusqu’où risquerait-elle de le mener ? Il garde en lisière la mémoire de l’exclusion, de la honte, du désespoir, du froid et de la crasse, de la soif et de la maladie. Il ne sait pas s’il pourrait supporter à nouveau les douleurs passées. Il sait que la menace est réelle de tout perdre hors sa vulnérabilité.
Sans doute la foi demeurera. (Mais « sans doute » est un tel déni du doute...) Dans une bibliothèque publique un homme en perdition se raccroche à son petit pouvoir de nuisance, tentant de sauvegarder son honneur. L’enfant était moqué, le traumatisme perdure. Il faudrait mourir à cela. Ou poursuivre l’infinie collecte d’échappatoires.

mercredi 22 août 2018

22 août

Quand on lui vante (pour le lui vendre) un produit culturel divertissant, un « feel-good » ceci ou cela, Binh-Dû  se prend de tendresse à l’égard de ses traumatismes persistants. « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort », t’as qu’à croire. Binh-Dû est avide d’expériences mais pas au point d’aller se foutre dans des situations grotesques et plus ou moins dangereuses pour le plaisir du frisson et des récits qu’il en ferait ensuite. L’été bat encore son plein, il y a tout un tas de conneries à faire. On peut même rester sur le bord de la plage et espérer une catastrophe bénie.
Il y a l’embarras du choix. Encore davantage si l’on considère comme sujets de discussions excitées, passionnées, les impondérables qui accablent nos proches. Si l’on se met à la recherche de la bonne parole. Si l’on peut se faire son roman ou son film à domicile. Binh-Dû trouve au contraire un certain réconfort à se souvenir que son corps a eu peur, et qu’il ne s’en est pas tout à fait remis. Il est des reculs qui ne trompent pas, ou du moins qui quémandent une explication. « Je sens une petite dépression là, vous avez subi un choc côté gauche ? » induit l’ostéopathe.

mardi 21 août 2018

21 août


Un nouveau jour se lève pour les vivants, mais les morts en restent à celui de la veille. Plus pour eux, ce ciel voilé, la menace d’un orage, ils s’en fichent pas mal de savoir s’il va éclater ou non. Ils n’en ont pas même connaissance. Le dernier jour est celui de la dernière référence, à compter de laquelle on peut commencer à faire à rebours le chemin parcouru. Comme une récapitulation, quelque chose d’aussi paisible qu’une respiration dans le lit juste avant l’endormissement, sauf qu’il n’y a plus de volonté pour inviter l’air dans les poumons, bientôt il n’y aura plus de poumons, plus de corps. Mais la présence dans l’air perdurera autour des vivants, ils nomment cela souvenir. Ils regardent un souffle de vent agiter les branches du cerisier, ils éprouvent un instant le privilège d’en être témoin, car il s’agit bien d’un événement digne d’une supplique et d’un remerciement. Mais tout est déjà vécu de ce qui reste à vivre, de même que notre mort – à nous dont les poumons s’emplissent et se désenflent et s’emplissent à nouveau – est un souvenir à retrouver. Binh-Dû parcourt dans les deux sens, à son gré, le chemin de sa vie entière, comme on feuillette un livre aimé. C’est son livre de chevet, augmenté d’annotations au crayon à papier dans les marges, un jour il le rangera dans la bibliothèque.

lundi 20 août 2018

20 août


Il s’agirait d’être moins déprimant. Voir la vie du bon côté, le meilleur de la médaille. (Pile, face, ce n’est pas si évident.) Chausser les lunettes teintées de rose (et ne pas s’en trouver renversé d’écœurement). Faire tourner ce qui reste dans le verre avec un contentement d’initié. Chasser les oiseaux du malheur qui auraient l’idée saugrenue de bâtir leur nid sur notre tête. Rigoler un peu, que diable ! Tout ce cirque est-il si tragique ? Après la pluie le beau temps, sous les nuages le ciel bleu et l’hiver venu on regrettera l’été trop chaud.
Binh-Dû fait de son mieux, mais comment ne pas voir répétition quand il y a répétition ? Certes ce ne sont pas les mêmes protagonistes, l’époque est différente, aucune relation n’est identique à une autre. Mais certes il y eut amour puis prise de distance puis retour d’amour puis deuxième éloignement (ne pas dire « second »). Et lassitude à constater le modèle. C’est l’heure où les murs blancs réfléchissent la lumière extérieure et où Binh-Dû choisit de fermer les rideaux plutôt que de s’en aller promener. Demain sera un autre jour.