mercredi 5 décembre 2018

5 décembre

Mais pendant que les braves gens font leurs courses au supermarché, l’Histoire les condamne. L’Histoire accuse Binh-Dû à chaque seconde et l’accusera tant qu’il se penchera sur l’épluchage d’une échalote. Comment s’accommode-t-il de cela ? Ce n’est pas tant l’époque qui est en cause, alors faut-il incriminer un tempérament ? Dans les rues la misère persiste, aux yeux de tous. Partout dans le monde souffrance, spoliations, viols, saccages. Peints sur les paupières de ceux qui choisissent d’ignorer, des yeux grands ouverts jamais ne cillent dans le sommeil.
Cette tradition remonte aux sources de la courtoisie. M’aimez-vous ? Je vous aimerai jusqu’à mon dernier souffle, j’en fais le serment, ou jusqu’à l’heure de votre mort. Et ce sort funeste paraît enviable. Binh-Dû cacherait plutôt sa dévotion comme un sentiment trop conditionné. Un jour on se souvient de la personne accomplie qu’on croyait être alors qu’on avait vécu moitié moins. Tout autour le carnage continue, embrassant un mouvement voisin d’amour et de désir. Le monde entier se cherche des justifications, le constat est terrible ; mais telle est sa raison.

mardi 4 décembre 2018

4 décembre

Prenons une échalote, n’est-elle qu’un condiment ? Le vrai sujet traiterait de la générosité, de la progressivité des apprentissages, de la mise en valeur des diversités, ce genre de choses. Dans la vapeur exhalée par les cerveaux se dessinerait une imposante architecture conceptuelle, avec ce qu’il faut toutefois d’émotions douces. Les sourires ouvriraient des lucarnes sur le ciel, il y aurait un feu de bois dans la cheminée, et du thé bien sûr, des tasses et des tasses, accompagné de pâtisseries exquises. Et une échalote.
Vulgaire, même, à sa pelure externe collerait encore un prix, en chiffre et en code barre. Mais si l’échalote était comme le mouton divin – le mouton indistinct du troupeau où se dissimulerait Dieu ? Si l’échalote était un fruit, poussant sur l’arbre de la connaissance – et on croquerait une tomate en dessert. Si la force de l’échalote venait de ce que l’équilibre secret du monde reposerait sur elle, pauvres de nous. Binh-Dû s’en mord la langue. Moins il parlera, moins il dira de bêtises. Moins il s’éloignera du vrai sujet.

lundi 3 décembre 2018

3 décembre


Sur les photographies aussi l’on danse. D’appartement. Binh-Dû avait mis une belle chemise, aux pieds des souliers brillants. Son amoureuse avait l’air de ses vingt ans, qu’on lui en aurait donné dix de plus tant l’intelligence, la douceur et l’exigence émanaient de sa peau. Lui-même rajeunissait en sa présence, mais à quel point ! D’une manière étourdissante, elle le faisait grandir. Peut-être même faisait-elle pousser ses cheveux (à lui) si longs sur les épaules. Elle le faisait sourire, ou plutôt elle faisait qu’il souriait, non plus comme on se raccroche à n’importe quelle branche surplombant la rivière, mais comme on s’émerveille d’avoir été malheureux puisque tel fut le chemin du bonheur. Quand elle l’avait quitté il avait battu son record de barbe. Un jour ils s’étaient retrouvés dans un pub irlandais, le lendemain il s’était rasé, comme avant, comme sur les photographies, quand elle préférait que cela ne pique pas. Binh-Dû devrait se raser plus souvent au lieu de se vieillir. Elle s’en fichait, sa dernière amoureuse, qu’il pique ou pas, et lui se trouvait plus beau comme ça. Ils n’ont pas de photos qui les commémorent. Ils ont cinq cents pages de correspondance électronique. Ils  étaient secrets. Le soir du bal, il ne pouvait pas danser à cause d’une tendinite achiléenne, mais dans la pénombre ils se sont embrassés, il s’en souviendra encore dans quinze ans. Il aura peut-être rasé sa tête, qu’on le prendra pour un moine. Elle sera revenue dans sa vie pour toujours à jamais (car là est sa place, là est leur place, au plus élevé de l’amour, que Binh-Dû, d’en bas, contemple).

dimanche 2 décembre 2018

2 décembre

La fillette glisse d’une marche sur les fesses, c’est normal, c’est comme cela qu’on apprend à marcher. Elle pleure quand même, de contrariété, non ce n’est pas normal, j’étais là, tranquille, la veille j’avais réussi à atteindre le fauteuil où papa me tendait les bras, sous les applaudissements de maman, alors pourquoi cette fois je tombe ? (Mais qui parlait d’escalier ?)
Prudence est mère de tous les risques. Dans le meilleur des cas, si l’on veut vivre. De ses bras l’on s’éloigne (bien sûr la Terre est ronde, d’où l’éternel retour). À défaut de savoir encore se casser la figure, on apprend à rouler-bouler, et tout étourdie, dans le nouvel univers ainsi pénétré, de sa mère on devient la mère, tandis que la fille a mille ans et cinquante paire d’yeux.
L’infinie sagesse d’un âge acquis, et toujours un rire d’enfance. Le miel touillé au fond de l’eau citronnée colore un typhon nouveau, sur les parois du verre miroitent mille-et-une correspondances. Mais on ne comprend pas ce que tu racontes ! objecte-t-on à Binh-Dû, lequel choisit de ne pas entendre la musique dissonante. Aimer encore.

samedi 1 décembre 2018

1er décembre

C’est le moment de vérité. Tous les VIP sont là, ne pas se louper. Une chevillère prend l’allure d’un accessoire, oublier l’entorse en-dessous qui proteste en coulisses. La salle est pleine d’une rumeur confortable qui lentement décroît avec l’éclairage. Tous les yeux braqués vers le disque lumineux qui se précise au centre de la scène...
Une heure plus tard Binh-Dû applaudit, moins fort que certains de ses voisins, il se détend, il s’émeut, il essuie la larme avant qu’elle ne s’épanche. Il lève aussi discrètement que possible une main quand son nom est cité, la claque à nouveau dans l’autre quand les têtes se tournent vers la régie. Il boit le champagne, il serre dans ses bras.
Remet son bonnet, la route est longue jusque chez lui et il ne sait plus trop où il en est de sa pudeur. S’il convient de témoigner de la beauté, de nommer la reconnaissance, si ce qui existe dans l’éphémère a besoin d’être identifié plus précisément, les amitiés, les sentiments. L’amie qui l’accompagnait ce soir, celle qui manquait. Tout ce qui demeure parfait.

vendredi 30 novembre 2018

30 novembre


Jusqu’où avoir peur, hors de la matrice ? Hors de la matrice, c’est encore la matrice. Le soleil passe dans l’encadrement de la fenêtre, dans le chalet les lattes du parquet convergent en ligne de fuite. Quand la nuit sera tombée et toutes les portes refermées, la neige descendra recouvrir les arbres et les pelouses puis elle se transformera en pluie tombant des branches sur les bonnets. Mais pour l’heure Binh-Dû ne s’en doute pas. Il ignore également qu’il ira dans l’après-midi acheter du porc en batterie et des pommes ignifugées. Sur l’éventail des pollutions, certaines semblent accessoires. Vaut-il mieux déraper comme en rêve et s’encastrer sous une voiture ? Non, il se tient debout en chaussettes sur le parquet, derrière le trait de scotch, sous la mitraille et un second soleil artificiel. Son quant-à-soi au garde-à-vous cille à chaque crépitement, ainsi seulement aurait-il refusé le bandeau sur les yeux. Est-il si périlleux d’être convaincu de sa propre existence, preuve inscrite dans le viseur ? La salle est pleine pour la générale, les danseurs ressortent en moirures sombres sur le fond blanc. On retient son souffle à l’amorce des mouvements. Binh-Dû est sorti du chalet, il croise les doigts. Et puis il se détend, il sourit même en grand, personne ne le regarde.

jeudi 29 novembre 2018

29 novembre

La coalescence opère, en un phénomène qui échappe à la volonté. C’est ce qui se produit lorsque les conditions sont réunies. Une seconde auparavant le temps n’était pas encore venu, une seconde après c’est accompli. Binh-Dû allonge ses bras sur le dossier de son gradin, dans la salle plongée dans l’obscurité. Au centre, sur la scène, la danse avance en dégradés, tout concourt. Les matières passent aux tamis du métallique, du végétal et de l’animal, les qualités se précisent. Ne manque plus qu’un public, son souffle collectif dressera l’étamine.
Mais le public n’est jamais qu’un tournant de chemin, il y a tant d’autres choses à percevoir à chaque instant. Dans les replis organiques du cœur, tant de cavités, de couloirs, d’étonnements. On pourrait rester sa vie durant à ressentir l’oméga de la pulsation, Binh-Dû en serait bien capable, la nuit il pose l’oreille sur son bras, s’il est seul. Il rêve que son amie regrette de l’avoir quitté. Du cœur est inséparable l’esprit, ou alors il y a maldonne. La lumière tourne autour du soleil, perturbant le sens des proportions, sur la grève aucune vague même orpheline n’est inutile.