mercredi 24 avril 2019

§ 37


Ils dînent d’une pizza surgelée, Sylvelle évite de le regarder en face. Elle s’est assise à un angle de la table, en biais, à une place qu’elle n’occupe jamais. En considération du couple qu’ils formaient, elle veut bien préserver un minimum de normalité, mais l’adaptation radicale que lui propose Jumien est au-dessus de ses forces. Lui aussi mange en silence, avec un couteau et une fourchette ainsi qu’à son habitude, alors que Sylvelle se sert de ses doigts. Quand Jumien était un homme, Sylvelle se moquait de ce snobisme, maintenant qu’il est une femme c’est comme si deux versions de Sylvelle s’employaient à présenter un comparatif des manières de se tenir à table – et il faut bien reconnaître que Jumien incarne la version la plus féminine.

mardi 23 avril 2019

§ 36


Il entre dans la salle de bains sans frapper, Sylvelle pousse un cri, couvre ses seins de ses mains en croix. Jumien hésite un instant sur le seuil puis va s’asseoir sur le tabouret à côté de la baignoire, Je t’ai déjà vue nue, tu sais. Sors d’ici ! Jumien plonge trois doigts dans l’eau, elle est chaude, Tu ne voudrais pas me faire une petite place, comme avant ? Hors de question ! Parle moins fort, Sylvelle, le voisin entend tout. Je m’en fous des voisins, je ne veux pas de toi, tu ne comprends pas ? Moi je voudrais bien, on pourrait un peu profiter de la situation, non ? C’est monstrueux, tu es dingue, je ne devrais même pas être en train de te parler. Dommage, on passe à côté de quelque chose d’unique, regrette Jumien en sortant de la pièce.

lundi 22 avril 2019

§ 35


Sylvelle est dans la baignoire, pourtant c’est Jumien qui aurait le plus besoin de se laver de la sueur dont son corps méconnu s’est couvert lors de sa marche dans la ville. Sylvelle elle-même lui avait fait une remarque à propos de sa mine défraîchie et de ses cheveux poisseux. Le voisin n’a rien dit, peut-être par galanterie. Jumien a bien cru qu’il allait être embrassé, là, dans la cour, le voisin a-t-il déjà connu Sylvelle les cheveux décoiffés et sans maquillage ? Qu’aurait-il pensé, lui Jumien, s’il avait assisté à la scène depuis la fenêtre, aurait-il été suspicieux, persuadé d’une tromperie, submergé de chagrin ou de colère ? Ou se serait-il dit avec fatalisme, qu'avec le voisin ou un autre, si ce n’était pas déjà arrivé cela se produirait à coup sûr ?

dimanche 21 avril 2019

§ 33 et 34

Et tu pourrais descendre la poubelle pendant que je me fais couler un bain, conclut Sylvelle. Cette fois Jumien enfile des tennis, les siennes, dans lesquelles ses pieds flottent. Il descend par l’escalier, il doit s’arrêter pour serrer davantage les lacets. Dans la cour intérieure il surprend le voisin du dessus en train de tasser le contenu de la poubelle jaune afin d’y déverser un carton plein de photocopies. Ah Sylvelle, tu vas bien ? s’interrompt-il, comme soulagé. Soulagé de quoi, ce type qui dit à peine bonjour quand on le croise. Il s’approche d’elle comme s’il allait la prendre dans ses bras, Jumien a un mouvement de recul. Je t’ai entendue tout à l’heure, j’ai failli descendre sonner à votre porte mais comme Jumien se taisait je me suis dit que tu ne courais pas de danger.

Il ne me ferait jamais de mal, proteste Jumien. Bien sûr, en tout cas tu sais que tu peux compter sur moi. Le visage du voisin est trop près, il la dévisage, remarque-t-il lui aussi que Jumien  ne s’est pas maquillé et qu’il a les cheveux en pétard ? Et si Sylvelle les apercevait, depuis la fenêtre de la salle de bains qui donne justement sur la cour ? Jumien se sent absurdement coupable, il écarte du bras le voisin pour aller jeter son sac. Ne t’inquiète pas, il n’y a rien de compromettant dans les papiers dont je me débarrasse, rit le voisin, son degré de plaisanterie échappe totalement à Jumien : n’y a-t-il rien de compromettant entre eux ou se sont-ils échangé des petits mots qui restent conservés bien à l’abri ? Jumien s’excuse, remonte à leur appartement.

samedi 20 avril 2019

§ 32

Nous n’avons jamais été autant un, se dit Jumien, puisque nous sommes devenus identiques. Et elle ne m’a jamais regardé avec autant de haine. Tu sais, tes parents, tu n’as qu’à les appeler, et tu leur expliqueras toi-même. Mais c’est impossible, ils ne me croiront pas. Ils ne te croiront pas si tu leur racontes que c’est toi, mais puisque de toute façon je suis censée leur annoncer que leur fils a disparu, autant que tu t’en charges toi-même. Tu sais que je déteste le téléphone. Arrête avec ça, de nous deux tu es d’évidence le plus responsable de la situation actuelle, ne t’imagine pas que je vais me taper toutes les corvées alors que le seul avantage dans cette affaire est que tu peux te faire passer pour moi ! Mais je serai incapable de paraître naturel !

vendredi 19 avril 2019

§ 31

Il n’y a aucune raison que cela change à nouveau, se contredit Sylvelle. Il faudra faire une déclaration de disparition à la police, réfléchit tout haut Jumien. Et à tes parents je dirai quoi ? La même chose, que tu es partie travailler ce matin avant moi et que tu ne m’as plus vu depuis. Ils vont en mourir d’inquiétude, on ne te retrouvera jamais ! Peut-être que quelqu’un d'autre s’est réveillé ce matin dans mon corps ? Ne dis pas n’importe quoi, tu t’es réveillé dans mon corps, c’est une histoire de couple, tout ce qui se passe est entre toi et moi. Mais mon corps à moi doit bien être quelque part ! Sois un peu logique, il y a dédoublement de mon corps, ce qui ne peut s’équilibrer que par l’annihilation du tien. Tu seras la première suspecte alors. Ou toi, on est deux à présent !