dimanche 13 octobre 2019

Hybrides #21

   Dieu crée l’homme, Ish, à son image. Il en fabrique une version masculine et une version féminine. Comment ? D’abord, avec la poussière du sol il forme Ish, à qui il insuffle le souffle vital dans les narines. Puis il tire Isha’h, la femme, de la matière masculine déjà formée, matière qui n’est plus brute mais vivante, et qu’il prend du flanc d’Ish, en refermant sa chair aussitôt. Le résultat, c’est qu’Ish peut dire : à l’instar de tout ce qui a été créé, cette chose n’est pas autre que moi, c’est la chair de ma chair, les os de mes os. Dieu l’a engendrée à partir de moi. Il m’a fécondé avec le souffle vital et il l’a extraite de mon corps.  Moi je suis Ish et elle, c’est Isha’h. Dans ce mot surtout, dans ce mot qui la nomme, elle dérive de moi, qui suis à l’image de l’esprit divin, et qui porte à l’intérieur de moi son Verbe. Elle est donc un pur suffixe appliqué à ma racine verbale, elle peut uniquement s’exprimer dans mon mot à moi. (…)
   Ève ne peut pas, ne sait pas et n’a pas la matière pour être Ève en-dehors d’Adam. Son mal et son bien sont le mal et le bien d’après Adam. Ève, c’est Adam femme. Et l’opération divine a tellement bien réussi qu’elle-même, en son for intérieur, ne sait pas ce qu’elle est ; elle a des traits fragiles, ne possède pas de langue à elle, n’a pas d’esprit ni de logique propres, et elle se déforme comme un rien.
---
Quand il me fait l’amour, il est gauche, tendre, hésitant – il a peur de me faire mal ou de m’écraser. Et il est vrai que son poids considérable me coupe le souffle au point que je crains parfois d’avoir une côte cassée. Ses coups de boutoir sauvages me font frissonner de douleur, ce qu’il interprète autrement. Je ne laisse jamais transparaître le plus léger inconfort parce que je pense uniquement à lui. Et à mon besoin d’aimer, et d’être aimée. (…) Je sais d’instinct que je ne dois pas le blesser. Que je ne dois pas m’autoriser la moindre nuance de reproche ou de critique vis-à-vis de son travail – jamais. Jamais je ne saperai sa confiance en lui-même en tant qu’homme, en tant qu’artiste ou en matière sexuelle. (…) Car seul l’amour qu’il ressent pour moi peut valider celui que je ressens pour lui, si puissant que j’en reste toute faible, le souffle court.

Elena Ferrante (Celle qui fuit et celle qui reste)
& Joyce Carol Oates (Le petit paradis)

vendredi 11 octobre 2019

Hybrides #20

L’hameçon était le module selon lequel Eléonore avait été fabriquée : on le décelait dans ses maigres accroche-cœurs recourbés vers le haut, un peu en dessous des oreilles, dans son petit nez rose, dans sa façon de fléchir la dernière phalange de ses doigts, dans le dessin du pavillon de ses oreilles. Cet hameçon était présent dans toute sa personne. Et peut-être pas seulement sa personne physique… Il n’y avait pas en elle une ombre de joliesse, de féminité au sens habituel du terme, mais elle avait une acuité et un charme que beaucoup d’hommes ayant mordu à son hameçon avaient renoncé à expliquer.
---
   Mon dégoût pour tout ce qu’il représentait constituait une raison suffisante. Il n’aura pas fallu plus que cette première journée pour faire resurgir toutes ses tares ; bien que notre conversation ait été minimale, quelques secondes avaient suffi à chaque échange pour me convaincre qu’il était grossier, sectaire, buté, hypocrite, qu’il faisait marcher ses tripes au lieu de sa raison, confondait ses couilles avec sa cervelle, qu’il était à bien des égards l’archétype du genre d’homme que je considérais comme le plus dangereux qui soit pour mon monde à moi, et cela justifiait déjà amplement que je cherche à le détruire.
   Et pourtant… ce n’était pas toute la Vérité.

Ludmila Oulitskaïa (Une fille d'écrivain)
& Ken Kesey (Et quelquefois j'ai comme une grande idée)

mercredi 9 octobre 2019

Vivaces #14

Chaque individu pense qu'il n'y a qu'une personne au monde pour lui, telle est l'injonction selon laquelle il est censé opérer, et je suppose qu'en général ça fonctionne très bien, alors qu'évidemment la vérité c'est qu'il y a beaucoup de gens que vous pourriez trouver des plus charmants, non pas misérablement éparpillés aux quatre coins du globe mais dans chaque rue où vous marchez - et voilà pourquoi il est tristement comique d'entendre ces couples qui évoquent avec émerveillement les successions extraordinaires d'événements hasardeux qui, chose incroyable, les ont rapprochés ; je veux dire qu'ils ne prennent pas en compte le nombre de gens dont ils auraient pu tomber amoureux au même moment, ou avant cela, ou dont ils pourraient tomber amoureux à l'avenir, également. Peut-être est-ce la raison pour laquelle si peu de conversations ont lieu, nous nous efforçons au maximum d'éviter d'atteindre ce point dans nos échanges avec une autre personne, nous nous contentons habituellement d'un bref salut et d'une négociation, et c'est également la raison pour laquelle, si une conversation a effectivement lieu, elle doit être à ce point balisée par la politesse et un art consommé du négoce, par les obliques et les pensées que l'on garde pour soi - précisément pour éviter de connaître un tant soit peu l'autre personne, et donc de tomber inexorablement amoureux.

Adam Thirlwell (in Candide et lubrique)

---

… Mais avant je vais te dire quelque chose, parce que je ne peux pas vivre les trente prochaines années en gardant ça pour moi : écoute, même si ça a l’air ridicule et triste, la vérité c’est que je suis toujours amoureux de toi. C’est vraiment une connerie de dire à quarante-neuf ans ce que l’on aurait dû dire à dix-neuf, mais c’est encore plus con de mourir à soixante-dix-neuf ans sans l’avoir jamais dit.

Leonardo Padura (in Le Palmier et l’Étoile)

lundi 7 octobre 2019

Hybrides #19

Le passé n'existe que dans nos souvenirs, le futur n'existe que dans nos projets. Le présent est notre seule réalité. (...) Tout objet conçu intellectuellement est toujours situé dans le passé - et, par conséquent, irréel. La réalité n'est que l'instant de la vision qui précède la conscience. Il n'y a pas d'autre réalité. Cette réalité pré-intellectuelle n'est autre que la Qualité.
---
Ce que beaucoup de gens appellent aimer consiste à choisir une femme et à l’épouser. Ils la choisissent, je le jure, je l’ai vu. Comme si l’on pouvait choisir dans l’amour, comme si ce n’était pas un éclair qui te fend en deux et te laisse pétrifié sur place. Tu diras qu’ils la choisissent parce qu’ils l’aiment, moi je crois que c’est versa vice. On ne choisit pas Béatrice, on ne choisit pas Juliette.

Richard Pirsig (Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes)
& José Cortazar (Marelle)

samedi 5 octobre 2019

Hybrides #18

    Elle se souvint du fluoroscope qu’on utilisait au rayon chaussures. Un machin de la taille d’un congélateur dans lequel les clients, en particulier les enfants car ils adoraient ça, glissaient leurs pieds. (…) Les gamins poussaient de petits cris en voyant s’agiter leurs orteils fantomatiques au bout de leurs pieds (…).
   Elle savait deviner une pointure sans y avoir recours, mais la machine faisait vendre, aucun doute là-dessus.
   Bernice apprit plus tard qu’il s’agissait de rayons X, et l’idée lui causait désormais des frissons. Ces sales rayons, ou faisceaux, ou elle ne savait quoi, dont ils avaient été bombardés, elle et toutes ces mères et ces jeunes enfants. Comment avait-elle survécu si longtemps ?
   En réchauffant au micro-ondes son potage bœuf-légumes pour le déjeuner, elle regretta de n’avoir pas collé deux ou trois têtes dans le fluoroscope, histoire de voir.
---

   Cet après-midi, j’ai réussi à persuader maman de venir se baigner dans le Grand Lac Salé, ce qui ne nous était plus arrivé depuis bien des années. Nous avons fait la planche, portées par l’eau fraîche, les yeux rivés sur le ciel. (…)
   Nous nous sommes laissé flotter pendant des heures. Immergées dans l’eau salée et le ciel, nous nous sentions diluées, dissoutes, apaisées.
   Nous sommes rentrées, les cheveux parsemés de cristaux de sel et le nombril rempli de sable pour nous rappeler que nous n’avions pas rêvé.

Michael Christie (La reine des bocaux et des boîtes)
& Terry Tempest Williams (Refuge)

jeudi 3 octobre 2019

Vivaces #13

On mesure l'amour qu'on porte à une ville au nombre de clins d’œil qu'elle vous décoche.

(Emmanuel Guibert)
---
Mais les villes sont égoïstes
et arrachent tout dans leur course
comme bois mort, elles brisent les bêtes
et consument de nombreux peuples.

Et leurs hommes, esclaves des sciences,
perdent équilibre et mesure,
nommant progrès leur traînée de limace ;
la lenteur cède à la vitesse ;
ils ont des sentiments et des fards de catins,
s'enivrent du fracas du métal et du verre.

(Rainer Maria Rilke, in Le livre de la pauvreté et de la mort)
---
Les fenêtres de l'hospice reflètent le soleil couchant avec autant d'éclat que celles de la demeure du riche.

(Henry David Thoreau, in Walden ou La vie dans les bois)