Je peux entrer ? demanda Sylvelle. Non ! s’exclama-t-il, affolé, cherchant ce qu’il lui fallait dissimuler d’urgence dans cet espace étroit, soudain revenu au temps de son adolescence et c’était sa mère qui se tenait à la porte. Mais la seule chose à soustraire aux regards indiscrets était lui-même, lui et son reflet qui s’agitait en bordure de sa vision et en dépit du bon sens. Empêcher à tout prix qu’elle voie ça, mais comment faire ? Sylvelle entrouvrit, Que se passe-t-il ? Jumien s’assit sur la corbeille à linge, interdit, au moins elle ne verrait qu’un seul de lui-même en entrant. Tu en fais une de ces têtes, on dirait que tu as vu un fantôme, s’inquiéta-t-elle, la tête dans l’entrebâillement. C’est un peu ça, confirma-t-il, moitié soulagé moitié pas du tout. Elle s’approcha, prit son visage entre ses mains, le dévisagea, Tu m’inquiètes, dis-moi ce qui t’arrive. Il la regardait d’en bas, soudain timide, elle lui avait ôté les mots de la bouche, dis-moi ce que tu vois, dis-moi ce qui m’arrive. Tu ne remarques rien d’anormal ? s’aventura-t-il, les yeux rivés aux siens. Je remarque que tu es assis comme un misérable sur la corbeille à linge et que tu as une mine épouvantable. Mais c’est tout ? Dis-moi ce qui ne va pas, s’impatienta-t-elle. Jumien se redressa, prenant appui sur un bras de Sylvelle, et les amena tous deux en face du miroir.
samedi 26 septembre 2020
vendredi 25 septembre 2020
Narcisssus contrariata (5)
jeudi 24 septembre 2020
Narcissus contrariata (4)
Il avait vraiment une sale gueule. Il se passa la main dans les cheveux, et ça y était : ça lui revenait, ça recommençait ! La main qui s’était levée n’était pas la bonne. Sylvelle ! appela-t-il, mais d’une voix blanche car ce qu’il apercevait dans le miroir, ce pli disgracieux de la bouche, ces rides sur le front, cette expression torve du regard, jamais il ne l’avait vu comme cela. Qu’elle n’entre pas, pensa-t-il aussitôt, heureusement elle ne l’avait pas entendu. Ce visage était une honte, plus il le regardait et plus il lui déplaisait, son âme noire mise à nu. Ses petites et grandes lâchetés, sa pusillanimité, ses mensonges, tout apparaissait au grand jour de l’éclairage de la salle de bains. Non, il ne fallait surtout pas qu’elle voie ça.
mercredi 23 septembre 2020
Narcissus contrariata (3)
Sylvelle embrassait ses paupières, Jumien tendit ses lèvres vers la lumière, elle y déposa un baiser léger. Il ouvrit les yeux. Le demi-jour à travers les rideaux indiquait l’heure, Le réveil n’a pas sonné ? demanda-t-il. Je l’ai désactivé juste à temps pour te réveiller moi-même, murmura Sylvelle. C’est gentil, balbutia-t-il. Il se sentait une raideur au niveau des mâchoires, l’équivalent d’un torticolis dans le cou. L’élocution pâteuse, la gorge sèche et une immense fatigue, comme s’il n’avait pas encore commencé de dormir. Sylvelle l’embrassa, nullement importunée par une haleine matinale qu’il supposait chargée. Sylvelle était la fraîcheur même, comment faisait-elle, mystère. Et elle l’aimait malgré tous ses défauts, cela aussi il avait renoncé à se l’expliquer. Le matin parfois ils faisaient l’amour. Mais il se sentait gourd, avec le souvenir vague, non pas d’avoir trop bu la veille mais... quoi ? Le souvenir du souvenir d’avoir été ivre, ou le souvenir d’avoir pensé qu’il l’était. Il se redressa contre les oreillers, cela n’allait pas mieux. Il y avait eu un rêve... Il se leva, enfila ses pantoufles, la droite, la gauche, et se rendit dans la salle de bains.
mardi 22 septembre 2020
Narcissus contrariata (2)
Il ne voulut pas en voir davantage, c’était trop tôt, la nuit encore, il retourna se coucher. Sylvelle avait regagné du terrain, un bras en travers du côté de Jumien, il le déplaça précautionneusement afin de ne pas déranger son sommeil, mais aussi avec un sentiment de répugnance parfaitement injustifié car elle n’y était pour rien s’il était à l’envers, c’était son visage à lui qui s'était amoché au point de déboussoler les miroirs. Il se roula en boule dans un réflexe de hérisson. Voici une forme qui n’a pas de sens, on ne sait pas où est la tête, où est le cul, et il n’est plus question par conséquent de distinguer la droite de la gauche. De toute façon l’heure n’était pas encore d’aller travailler, c’était juste un réveil intermédiaire, un mauvais rêve. Avait-il même seulement cessé de rêver, s’était-il seulement réveillé ?
lundi 21 septembre 2020
Narcissus contrariata
Jumien se réveilla chiffonné. Il bâilla, plissa ses yeux encore fermés, passa deux doigts à l’aveugle sur ses caroncules lacrymales pour en dégager la chassie, bâilla encore. Il s’assit sur le rebord du lit, tâcha d’enfiler sans les mains les pantoufles qu’il avait déposées sur la moquette avant de se coucher. Bizarrement son pied droit ne reconnaissait pas les courbes de... sa pantoufle gauche – il n’y avait donc rien de bizarre. Ou si ? Il se rendit dans la salle de bains, un peu titubant, mal assuré. Avait-il bu la veille ? Aucun souvenir de biture, ni d’embarras gastrique. Pas de teint jaunâtre dans le miroir, pour autant que l’éclairage soit fiable. Mais il y avait quelque chose qui clochait. Il se passa la main sur sa mâchoire, sentit le grattement de sa barbe de la nuit. Il se regarda mieux. Il avait un drôle d’air. Comme si son regard était affaissé vers la droite. Il ne se connaissait pas cette expression-là, il essaya de la corriger, en vain. Comme s’il présentait son mauvais profil – et le bon aurait disparu. Ou alors c’était un AVC, il avait fait une attaque en dormant et s’était coincé de petits muscles faciaux ?
Jumien s’aspergea le visage, c’était absurde, il allait parfaitement bien, il s’était simplement levé du mauvais pied. Il sourit à son image.
Sa bouche aussi était de travers. Car il n’avait pas toujours eu ce sourire de faux-cul, si ? Et il avait un nouveau grain de beauté, là, sur la joue gauche. À l’emplacement exact où se trouvait, sur sa joue droite, son vieux et familier grain de beauté... qui n’y était plus. C’était pourtant bien à droite, il n’était pas fou ! Jumien vérifia en portant sa main à sa joue, il sentit la légère excroissance et en même temps fut saisi d’effroi : car dans le miroir, c’était la main opposée qui s’était levée pour toucher l’autre joue.