vendredi 9 octobre 2020

Narcissus contrariata (19)

Peu à peu toutefois, Jumien s’apaisait. Celui qu’il avait rencontré dans le miroir ne lui était ni menaçant ni hostile, juste perdu, tout comme lui-même l’était. Ils étaient frères de désarroi, en un sens. Et ils ne s’étaient pas quitté des yeux. Ce qui témoignait d’une logique tout de même, une connexion persistait entre lui et son image, une interaction. Un mouvement s’accompagnait simultanément d’un mouvement d’ampleur équivalente. Ils avaient toujours besoin l’un de l’autre, certes comme la corde soutient le pendu… Il n’était pas question de cela avec Sylvelle, quand elle rentrerait il lui demanderait pardon, il s’excuserait pour avoir été si égocentré et si absent à la fois. Il lui dirait qu’il comprenait, il comprendrait parfaitement qu’elle le quitte. Lui-même, s’il pouvait, il se quitterait, c’est dire s’il comprenait ! Il ferait amende honorable, prêt à ce qu’il soit trop tard. Il la libérerait de leur association inconvenante et il irait se pendre loin des yeux loin du cœur.
Ou peut-être (...)

jeudi 8 octobre 2020

Narcissus contrariata (18)

Il s’enfuit de la pièce, referma vivement derrière lui, chercha un verrou inexistant, se laissa glisser jusque sur la moquette. Dos à la porte, empêcher qu’on l’ouvre de l’intérieur ? Il se doutait bien pourtant que ce miroir en particulier n’était pas le problème, ce n’était pas un miroir magique, on n’était pas dans un conte de fées. Le problème c’était lui, quelle que soit la surface qui le réfléchirait. C’était ce qu’il voyait et qu’il n’avait pas vu toutes ces années. C’était ce que lui seul pouvait voir, quelle importance que le reste du monde soit aveugle ?

Sylvelle ne serait pas le problème non plus, quand bien même elle ne remarquerait rien de différent. Oh, il aurait tellement besoin qu’elle soit près de lui en ce moment ! Et non, si elle pouvait ne pas revenir !

mercredi 7 octobre 2020

Narcissus contrariata (17)

Il en mourrait si elle le quittait. Encore faudrait-il qu’il survive à sa prochaine confrontation avec le miroir. Jumien s’ébouriffa les cheveux pour être plus présentable. Plus naturellement déstructuré, afin d’amenuiser le choc attendu. Ferait-il mieux de préparer un sourire, ou serait-ce au contraire une idée désastreuse ? Il se sentait comme avant un premier rendez-vous, nerveux, appréhendant d’être jugé. Il attendait devant la porte de la salle de bains comme s’il avait frappé, comme si quelqu’un allait lui dire « Entrez ! ». Enfin il eut pitié de son propre trouble, tourna vivement la poignée, se planta face à lui-même.

Pendant un instant rien ne se passa, rien de plus qu’un échange de regards circonspects, l’échange d’un seul regard. On aurait dit que tout était normal, hormis l’anxiété perceptible dans cette pièce étroite, sans échappatoire. Puis Jumien sentit un léger tic relever le coin gauche de sa bouche… et tout se détraqua à nouveau. Il ouvrit grand la bouche pour respirer, il implora une stabilité qu’il était le premier incapable de tenir, il émit un son misérable qui se répercuta contre les murs carrelés : ce visage en face de lui était impossible. Jumien ne pouvait en détacher ses yeux cependant, fasciné, horrifié, affligé par une parodie de lui-même qui tout en étant autre paraissait non moins affligée, horrifiée, fascinée. Il n’osa pas lever un bras, c’était déjà suffisamment pénible, même à peu près immobile ce Jumien bougeait en dépit du bon sens. Son visage grotesque révélait l’envers de celui qu’il avait cru être depuis toujours, c’était d’une impudeur insoutenable bien que sans autre témoin que soi. Une fracture catastrophique de la connaissance que Jumien avait de lui-même. Que restait-il à comprendre après ça ? Quoi rassembler, comment réparer les morceaux ? Qui pouvait-il continuer à être désormais ?

mardi 6 octobre 2020

Narcissus contrariata (16)

Elles étaient dispersées dans des placards, des tiroirs, des chemises. Sur l’ordinateur bien évidemment, mais il préférait éviter les écrans réfléchissants.  Le temps d’en avoir le cœur net : son grain de beauté était apparu à l’adolescence, là, sur la joue gauche. Lors de l’anniversaire de ses dix-huit ans, il s’apprêtait à souffler les bougies. Il avait l’air si jeune, si vulnérable... Si peu armé pour affronter le monde. Pas très malin non plus... Mais le grain de beauté était à gauche, c’était une preuve ! À moins que les photographies les plus innocentes ne soient truquées elles aussi ? Soudain Jumien ne savait plus, est-ce qu’une photographie inversait la réalité comme un miroir ? Y avait-il un correcteur d’inversion ? Il laissa retomber la photo, découragé. C’était sa mère qui l’avait prise. Il y avait peu de photos de Sylvelle et de lui. Des centaines de Sylvelle, contenues ailleurs – dans le disque dur de l’ordinateur. Ils ne demandaient pas qu’on les photographie ensemble. Ils ne faisaient pas de selfies. C’était une preuve aussi, par l’absence, mais une preuve de quoi ? Il appréciait qu’elle ne soit pas jeune au point de faire des selfies mais il se sentait vieux avec son réflex qui ne faisait pas téléphone. Qu’est-ce que cela disait de leur relation ? Ils n’avaient pas besoin de photos d’eux ensemble. Il avait besoin d’elle, oh comme il en avait besoin ! C’était une évidence, pire : une urgence. Où était-elle ? Fallait-il l’attendre ?

lundi 5 octobre 2020

Narcissus contrariata (15)

Il posa ses clés sur le meuble de l’entrée, enleva ses chaussures, alla se servir à boire dans le frigo. La table n’était pas débarrassée du petit-déjeuner, il fit la vaisselle. Il retardait encore le moment de se rendre dans la salle de bains. Plus il se remémorait sa vision du matin, plus elle lui paraissait abominable, ce visage ! Ravagé, veule, inquiet, d’une laideur à faire fuir n’importe qui. Et c’était le sien, presque, il s’y reconnaissait. Il s’y reconnaissait comme il ne s’était jamais vu, même aux pires moments de dépréciation. Et la confusion qui l’avait saisi alors, de n’être pas en face d’un reflet normalement inversé, mais doublement inversé, là c’était de la folie pure. Assis dans le canapé du salon, Jumien leva une main pour se gratter un petit bouton derrière la nuque, ce qui lui donna une idée. Il alla dans son bureau, y chercher des photos de lui, tenter de comprendre.

dimanche 4 octobre 2020

Narcissus contrariata (14)

Il aimerait bien qu’elle soit là à côté de lui devant l’entrée de l’immeuble, ou en haut à l’attendre. Il ferait peut-être mieux de ne pas rentrer seul, ou bien si, justement, ce serait préférable ? Ce serait préférable s’il s’agissait d’aller se planter devant le miroir de la salle de bains. Qu’il n’y ait pas de témoin. Puisque ce matin elle n’avait rien vu, ne l’avait pas cru. Il ne voulait pas s’effondrer une fois de plus. Car elle le quitterait. Et ce serait normal, ils n’auraient plus rien à faire ensemble. Le pire, se rappela Jumien, c’était l’impression qui l’avait assailli quand ils se regardaient ensemble dans le miroir, de n’être pas assortis. D’être à eux deux une dramatique erreur, une méprise. Lui si tordu, elle si pareille à elle-même. Il ne voulait pas revivre un tel instant. Mais il fallait aussi qu’il en ait le cœur net : qu’est-ce qui clochait avec ce miroir, si ce n’est avec lui ? Jumien s’engagea dans l’escalier comme quelqu’un qui se rend à un rendez-vous indésirable et redouté, mais qui n’a pas vraiment le choix.

samedi 3 octobre 2020

Narcissus contrariata (13)

Jumien n’était pourtant pas de ceux qui ont du mal à se retrouver avec eux-mêmes. Sylvelle lui en faisait le reproche, Parfois j’ai le sentiment que si je n’étais pas là avec toi cela te conviendrait tout aussi bien, tu ferais tes trucs de ton côté, parfois c’est comme si je n’existais pas pour toi. Mais bien sûr que si, tu existes, répondait-il, ce qui ne la satisfaisait pas du tout, J’existe mais tu ne me vois pas ! Tu me réponds mais tu restes dans ton monde dont l’accès m’est interdit, je ne sais jamais ce que tu penses, ce que tu veux, moi ou une autre ce serait pareil, moi ou pas moi ça t’est égal, ce que je peux dire tu t’en fous…  Ce que je te dis à l’instant, ça ne te dérange pas ! Alors il la prenait dans ses bras, il lui disait Calme-toi, elle lui disait Tu m’énerves, sans pour autant se dégager de leur étreinte, elle poursuivait On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec toi, tu ne parles pas assez, ou alors c’est que tu es dans le doute et il faut te remonter le moral, mais quand tu vas bien tu m’exclus, ce qui fait que je préfère quand tu ne vas pas bien, mais je déteste ça aussi car dans ces moments-là tu voudrais que je te materne et c’est exaspérant, tu comprends, tu comprends ce qui ne va pas ?