vendredi 4 décembre 2020

Il lui semble qu'elle a déjà vécu ce moment

4 octobre

Elle est coincée entre une table poisseuse et la baie vitrée de cette brasserie de gare où ils se sont retrouvés comme des touristes low-cost, comme s’il n’y avait pas d’endroit plus agréable où boire une bière, tout ça parce que la copine de Jérémy revenait par le train de sa fac à Nancy et qu’ils avaient la flemme de prendre le métro. À la base déjà on se demande, Jérémy et sa copine n’ont-ils pas mieux à faire que de participer à l’une de ces sempiternelles discussions embrumées, sans queue ni tête, où Charlotte elle-même s’est retrouvée embringuée, c’est Judith qui l’a traînée là, assise tout contre elle, sa cuisse contre la sienne, elle rit à tout propos et se gave de pistaches. Ils sont une dizaine, ils ont rapproché deux tables pour tenir serrés, ils écoutent Sélim raconter que l’autre soir il était en vélo, il s’est arrêté à un feu rouge parce qu’il avait repéré une voiture de flics, et puis les flics lui ont souri derrière le pare-brise, il a compris qu’il pouvait passer au rouge, leur a souri en retour, et il n’avait pas fait cinq mètres qu’il s’est fait arrêter. 90 euros, un test d’alcoolémie et une menace de verbalisation pour outrage à agent, heureusement qu’il n’avait pas bu ce soir-là, rigole Sélim, et qu’ils ne lui avaient pas fait passer de test anti-cannabis, toute la bande se marre sauf Charlotte qui n’y croit pas, Sélim qui n’aurait pas bu ? Crétin au point d’interpréter un sourire de flics comme une invitation ? Confiant au point d’oublier sa tête d’Arabe ? Elle a envie de sortir mais elle est bloquée sur sa chaise entre Judith et une autre fille qu’elle connaît à peine. Tout d’un coup, il lui semble qu’elle a déjà vécu ce moment, exactement le même, les chaises bloquées, l’histoire de Sélim… Comme dans une autre vie. Et ensuite quoi ? Ils n’en ont pas marre d’eux-mêmes, de leur indolence, leur ordinaire, de l’éclairage blême, de l’odeur de choucroute ? Elle se secoue, se dégage comme elle peut, pousse la fille à sa droite. Elle est debout à présent, ils la regardent, elle prend sa chope et la jette contre le carrelage du sol où elle se fracasse en mille morceaux, « Vous faites chier ». Et elle s’en va. Un serveur lui court après, « Mademoiselle ! », elle se retourne, lui fait face, « Bande de connards ! » lui crie-t-elle au visage avant de se perdre dans la nuit, personne ne la suit.

jeudi 3 décembre 2020

A part ça, elle gère

3 octobre

Elle s’est accordé une demi-ligne pour être lucide mais pas trop excitée, l’idée est juste de passer une bonne soirée seule chez elle sans déprimer ni comater devant l’ordi. Toujours mieux que de se faire vomir, l’après-midi c’était bière et vin avec Nadia et Judith, au début pour écraser la gueule de bois de la veille mais ça a dérivé. À part ça elle gère, de mieux en mieux, pourrait même en être fière. Rien à voir avec les états où elle a pu se mettre, peut-être est-ce l’âge qui veut ça. Ou le travail, finalement ces deux nuits hebdomadaires au lounge de l’Étoile ont un effet structurant, son référent RSA serait fier d’elle ! Elle en rit sans joie, bien sûr c’est ironique vu l’alcool qu’elle est obligée d’y boire, et le côté sordide des mauvais soirs. Mais elle a réduit sa consommation, ce qui signifie qu’elle n’a jamais été accro, et elle ne fume presque plus. Là elle commence à se sentir bien avec seulement une demi-ligne, c’est dire. Bien, c’est-à-dire normale, une fille normale qui passe une soirée chez elle. Les quatre tas de photos de Tonio sont toujours sur la moquette, elle ne sait pas quoi en faire. Elle pensait qu’une idée lui viendrait, peut-être monter une exposition. Trouver un fil directeur, une narration. Une réponse, qui sait, mais ces photos ne lui parlent pas. Elles sont d’une bien meilleure qualité que les siennes, et dans son souvenir elles méritaient d’être longuement contemplées mais c’est fini, ça ne vibre plus. En périphérie de son champ de vision un mouvement court sur le mur. Un scutigère véloce, elle avait regardé sur Internet, celui-ci est énorme. Il se rencogne au plafond, dans l’ombre de la fausse poutre. Qu’il y reste. C’est toujours quand elle vient de faire le ménage qu’apparaissent les araignées, les scolopendres, les poissons d’argent, à vous dissuader de passer l’aspirateur. Heureusement il n’y a pas de cafards. Les photos de Tonio, il faudrait les ranger à nouveau, à quoi cela a-t-il servi de les trier, Charlotte se le demande. Si elle devait trier ses propres photos, cela aurait davantage de sens. Si quelqu’un d’autre qu’elle voulait les trier, peut-être commencerait-il par faire un tas de ciels… et au final il n’y aurait que ce seul tas. C’est pourquoi personne d’autre ne pourrait s’en charger à sa place. Avec d’autres catégories que pour Tonio, « mouvement » par exemple, ce serait absurde. Et on n’y voit jamais le moindre être humain. Des animaux parfois, oiseaux, chats, des moutons sur un talus de voie ferrée. Voilà, il y aurait une catégorie « animaux » à la place des gens. Il faudrait que le scutigère véloce se rapproche de la fenêtre ouverte. Faut-il qu’elle arrive à 300 ? Ou à 365 ? Faudrait-il qu’elle les retouche ? Qu’elle les imprime ? Charlotte se lève, elle regarde la nuit au-dehors, les appartements illuminés de l’immeuble d’en face. Les feux des voitures traçant des perspectives. Les deux hautes tours de bureaux qui dépassent des toits et clignotent à l’intention des hélicoptères. JC est en maraude comme tous les soirs jusqu’à minuit, Charlotte n’a pas sommeil, elle attrape son téléphone et sort se mêler à la ville, histoire de voir.

mercredi 2 décembre 2020

"Je suis love de toi"

 2 octobre


- Je suis love de toi, pourquoi je devrais me taire ?
- Parce que c’est n’importe quoi, arrête. 
- Dès que j’ai vu tes yeux, ils m’ont accroché, tu vois, je me suis dit wouah, la première fois tu te rends compte, et ça remonte à quand ?
- À longtemps, mais moi je ne suis pas amoureuse de toi.
- De qui alors ?
- De personne, ce n’est pas la question, retourne danser. 
- C’est quoi la question ? 
- Laisse-moi maintenant, tu es lourd, et puis tu as trop bu !  
- Ça te fait rire ? C’est pas sympa, moi je ne me moque pas de toi, je t’ouvre mon cœur, je te dis mes sentiments… 
- Mais oui, j’ai entendu, et je te remercie, mais ce n’est pas réciproque. 
- C’est parce que tu ne me connais pas encore assez bien, tu verras. 
- C’est tout vu et ce ne sera pas possible.  
- Dis pas ça, la dernière fois sur le sofa ça t’a plu je le sais, et on n’était même pas fracasse. 
- Bon là tu m’emmerdes, tu comprends ? Si tu veux qu’on reste amis, arrête ça.  
- Charlie tu finiras seule, et faudra pas revenir frapper à ma porte, tu sais ? 
- D’accord, c’est noté.  
- Mais je t’ouvrirai quand même, parce que c’est ça que je voulais te dire : je suis méga-love de toi.

mardi 1 décembre 2020

"JC, moins fort la radio !"

1er octobre

Elle est tirée d’un sommeil profond, Charlotte titube jusqu’à sa fenêtre, se raccroche au balcon, « JC, moins fort la radio ! » crie-t-elle en direction de la rue, les yeux encore à moitié fermés, la voix rauque. « Hé Manu, tu descends ? » lui répond JC, elle referme la fenêtre, tire les volets sur le soleil, elle ne sait pas pourquoi il l’appelle Manu, ne veut pas savoir, voudrait pouvoir se rendormir. Elle s’est couchée vers six heures du matin après avoir fait l’hôtesse au club-lounge près de la place de l’Étoile. Elle a mal à la gorge, n’aurait pas dû crier comme ça même si la radio s’est tue. 230 euros dans la poche de son cuir, elle va vérifier, pour six heures de taf et seulement une branlette. Heureusement pas tous les soirs, elle avale au goulot un peu de sirop antitussif et se recouche. En fin de journée JC est parti quelque part, personne dans sa cabane de trottoir, Charlotte va à son rendez-vous avec le dealer des terrasses, elle repart avec 3 grammes au cas où, ce n’est pas pour tout de suite. Le désir dans le ventre, elle regarde les hommes, ils lui sourient, les plus audacieux, elle est furieuse. Elle voudrait nager, mais nue, elle n’en peut plus de cette ville. Elle ne sait pas où est passé l’été, qu’elle a gâché dans les grandes largeurs, et maintenant il faudrait traverser à nouveau tout un hiver ? Elle ne se reconnaît aucune excuse, photographie une flèche d’église depuis le parvis, appelle Sélim. Il va rejoindre des amis dans une cantine alternative, il y aura un concert, elle dit « J’arrive ».

lundi 30 novembre 2020

Sa photo préférée parmi les 192

30 septembre

Sa photo préférée parmi les 292 qu’elle fait défiler sur son ordi, elle l’a prise en janvier dans un parc, elle s’était allongée sur une butte, la tête vers le bas de la pente, et elle avait cadré en contre-plongée un chêne aux branches dépouillées à l’instant où passait un cumulo-nimbus qui faisait comme un feuillage en coton aux dimensions parfaites, chargé de toute la luminosité du soleil. Elle était frigorifiée, elle se souvient, la terre dans son dos était glacée malgré la doudoune, et le soleil aussi était froid, elle se souvient des panaches de buée qui s’échappaient de sa bouche, quand elle s’était remise à l’endroit elle avait pensé qu’elle pourrait elle-même souffler avec sa bouche tout un feuillage, qu’avait-elle pris ce jour-là ? C’était sa période kétamine.

De toutes ses photos celle-ci donc est sa préférée, et même en comptant les photos de Tonio. Lesquelles sont pour certaines très réussies mais elles ont quelque chose d’éteint, Charlotte ne saurait dire en quoi, est-ce le support qui vieillit, ou Tonio qui pourrit dans sa caisse ? Son arbre-nuage, Charlotte en est pleinement satisfaite, ce qui ne lui arrive pas souvent. C’est le portrait-chinois du meilleur de moi, analyse-t-elle sans être sûre de ce qu’elle veut dire. Si j’étais un arbre, je serais ce chêne en hiver, et si j’étais un nuage je serais ce cumulo-nimbus d’une blancheur presque aveuglante ? Elle se lève pour fermer les rideaux, l’automne sur le mur d’en face éblouit ses rétines.

dimanche 29 novembre 2020

C'était humiliant si vous le dites

9 septembre

Elle rêve qu’elle traverse la place de la Concorde dans un taxi, le chauffeur lui raconte l’histoire de la femme de Gabin, montée à Paris pour l’accompagner quand il est devenu acteur. « Elle était dotée d’une si bonne vue qu’on l’appelait ‘Compte-fils’, Gabin avait plein d’aventures, au cours d’un entretien vers la fin de sa vie elle a répondu à un journaliste – et là il prend une voix de fausset : "C’était humiliant si vous le dites, mais la vie était fantastique !"» Charlotte lui  demande de répéter, c’est saisissant, on dirait la voix d’une actrice de cinéma des années 40. Elle l’imite à son tour, infiniment, sans se lasser, C’était humiliant si vous le dites / Mais la vie était fantastique ! Ils sont toujours sur la place de la Concorde au petit matin, ils tournent autour de l’obélisque, il n’y a presque pas de circulation. Et puis elle rêve encore : d’un plasticien qui construit des cabanes éphémères dans les arbres. « Cela fait trente ans que je sors des poissons de la mer pour les disposer à la verticale », explique-t-il. Elle croit comprendre. Elle ramasse une bouteille de verre pour la renvoyer vers le vagabond perché qui l’avait jetée sur elle. Elle croit comprendre, et au réveil il lui apparaît que ces deux rêves sont un message d’alerte, à elle adressé. Elle ne fait jamais de rêves comme ça. Est-ce encore l’effet de la MDMA ? Et si on lui avait refilé quelque chose de plus fort, elle s’en serait rendu compte, non ? Et si elle ne redescendait pas ?