3 octobre
Elle s’est accordé une demi-ligne pour être lucide mais pas trop excitée, l’idée est juste de passer une bonne soirée seule chez elle sans déprimer ni comater devant l’ordi. Toujours mieux que de se faire vomir, l’après-midi c’était bière et vin avec Nadia et Judith, au début pour écraser la gueule de bois de la veille mais ça a dérivé. À part ça elle gère, de mieux en mieux, pourrait même en être fière. Rien à voir avec les états où elle a pu se mettre, peut-être est-ce l’âge qui veut ça. Ou le travail, finalement ces deux nuits hebdomadaires au lounge de l’Étoile ont un effet structurant, son référent RSA serait fier d’elle ! Elle en rit sans joie, bien sûr c’est ironique vu l’alcool qu’elle est obligée d’y boire, et le côté sordide des mauvais soirs. Mais elle a réduit sa consommation, ce qui signifie qu’elle n’a jamais été accro, et elle ne fume presque plus. Là elle commence à se sentir bien avec seulement une demi-ligne, c’est dire. Bien, c’est-à-dire normale, une fille normale qui passe une soirée chez elle. Les quatre tas de photos de Tonio sont toujours sur la moquette, elle ne sait pas quoi en faire. Elle pensait qu’une idée lui viendrait, peut-être monter une exposition. Trouver un fil directeur, une narration. Une réponse, qui sait, mais ces photos ne lui parlent pas. Elles sont d’une bien meilleure qualité que les siennes, et dans son souvenir elles méritaient d’être longuement contemplées mais c’est fini, ça ne vibre plus. En périphérie de son champ de vision un mouvement court sur le mur. Un scutigère véloce, elle avait regardé sur Internet, celui-ci est énorme. Il se rencogne au plafond, dans l’ombre de la fausse poutre. Qu’il y reste. C’est toujours quand elle vient de faire le ménage qu’apparaissent les araignées, les scolopendres, les poissons d’argent, à vous dissuader de passer l’aspirateur. Heureusement il n’y a pas de cafards. Les photos de Tonio, il faudrait les ranger à nouveau, à quoi cela a-t-il servi de les trier, Charlotte se le demande. Si elle devait trier ses propres photos, cela aurait davantage de sens. Si quelqu’un d’autre qu’elle voulait les trier, peut-être commencerait-il par faire un tas de ciels… et au final il n’y aurait que ce seul tas. C’est pourquoi personne d’autre ne pourrait s’en charger à sa place. Avec d’autres catégories que pour Tonio, « mouvement » par exemple, ce serait absurde. Et on n’y voit jamais le moindre être humain. Des animaux parfois, oiseaux, chats, des moutons sur un talus de voie ferrée. Voilà, il y aurait une catégorie « animaux » à la place des gens. Il faudrait que le scutigère véloce se rapproche de la fenêtre ouverte. Faut-il qu’elle arrive à 300 ? Ou à 365 ? Faudrait-il qu’elle les retouche ? Qu’elle les imprime ? Charlotte se lève, elle regarde la nuit au-dehors, les appartements illuminés de l’immeuble d’en face. Les feux des voitures traçant des perspectives. Les deux hautes tours de bureaux qui dépassent des toits et clignotent à l’intention des hélicoptères. JC est en maraude comme tous les soirs jusqu’à minuit, Charlotte n’a pas sommeil, elle attrape son téléphone et sort se mêler à la ville, histoire de voir.