lundi 15 novembre 2021

La pensée courbe

(20/n)
 
(...)

Ou une faute de goût ? Tu es peut-être une personne morbide dans la mesure où tu accordes beaucoup d’importance à l’esthétisme. Tu recherches l’harmonie dans chaque situation de la vie courante, celle des éléments qui t’environnent, objets, sensations, êtres humains, événements. On pourrait aussi te qualifier d’obsessionnel – tu aimes que les choses soient bien rangées.

Céline et le rangement, cela fait deux. Rémi est bien plus organisé qu’elle, d’ailleurs leur plus grand motif de dispute a trait à des vêtements qui traînent, une table à débarrasser, un horaire à respecter. L’agacement est réel mais il ne dure pas longtemps car tous deux finissent par s’amuser de leur absence de conformité aux stéréotypes genrés. En cela ils « se sont trouvés ».

Rémi est admiratif de l’intelligence de Céline. Mais il ne comprend pas comment elle parvient à exercer son métier en étant si désordonnée. Tes philosophes pourtant, ce sont plutôt des mecs carrés, non ?  Elle rit, On peut dire ça, mais il y en a aussi de très bons qui ont la pensée courbe. Là, Rémi décroche, bien qu’il se représente une analogie possible avec sa compréhension de la musique.

dimanche 14 novembre 2021

Qui est nous ?

(19/n)

Elle n’est pas une personne morbide, cela ne viendrait à l’esprit de personne la connaissant de la qualifier ainsi. Même ses parents. Même Rémi, qui récemment disait en présence d’amis que les mêmes choses les faisaient rire, en cela ils s’étaient bien trouvés, et Céline aurait voulu se cacher dans un trou de souris tant un sentiment d’imposture l’envahit soudain, et un peu de colère aussi – Tu me connais si mal ? S’ils se sont trouvés, c’est sur un autre plan qu’elle a bien du mal à définir. Nous aimons tous les deux refaire le monde mais pas au point d’être tristes, avait continué Rémi, Je n’aime pas quand tu parles ainsi de notre couple, avait-elle protesté plus tard dans la voiture, D’accord, j’avais un peu trop bu, je me suis laissé emporter.

Mais les excuses, ce n’est pas la question, jamais. Tu le sais bien, toi qui peux rester des semaines à la recherche de la question du moment qui catalyserait un sentiment diffus d’inadéquation. Une amante un jour t’a dit qu’elle était touchée que tu l’inclues systématiquement dans un "nous" chaque fois qu’il s’agissait de réfléchir à la suite des événements, une amoureuse, des années plus tard, alors que vous vous sépariez, t’a avoué qu’elle avait l’impression que tu lui déniais son identité propre – Nous c’est abstrait, cela a toujours été abstrait, il y a toi et il y a moi, et heureusement ! Ne me force pas  à rentrer dans ton "nous", ça m’annihile. Car tu pensais votre séparation comme une affaire commune. Tu penses la vie comme une magie, la mort comme une erreur.

vendredi 12 novembre 2021

un café au volant

(18/n)

Le pire t’échappe chaque matin et te revient chaque soir alors que tu t’endors. (Est-ce pour cela que tu cries la nuit ?) Le pire (en matière de récit) (tout est relatif) est de se mettre à la place de l’autre alors qu’on ne le connaît pas le moins du monde. Prétendre à la vérité de l’autre alors qu’on l’a à peine approché, inventer l’autre selon ses propres intérêts. Tout le monde fait cela, c’est bien entendu, mais bon, tu te comprends. (Au moins toi tu te comprends, sans trop risquer l’abus.) Et que penser d’une chaussure d’enfant à moitié enterrée ?

Céline est contente de ses élèves de Terminale L, elle a lu leurs dissertations avec plaisir. (Pour l’instant elle n’a récupéré qu’un premier sujet, ce qui lui laisse le temps de lire avec plaisir ; les travaux de ses deux S et de son ES vont arriver en léger décalage.) Avec attendrissement parfois : dans une copie apparaît un convoi de voitures robotisées sur l’autoroute, et le conducteur qui se prépare un café au volant – cette pièce mécanique étant momentanément inutile – fait preuve d’une "liberté paradoxale". Engels dans sa tombe tressaute.

jeudi 11 novembre 2021

"Je le cache bien, c'est tout"

(17/n)
 
 Il y a pire que de trafiquer du suspense émotionnel, mais tu ne sais plus trop quoi. Cela t’avait frappé soudain, alors que tu réfléchissais à la suite. Peut-être comme tenter de se disculper de ses petites lâchetés en les exposant benoîtement – Voyez, je ne m’épargne pas.
 Tu souffres, c’est entendu. Tu as des problèmes. Tu te sens vulnérable à l’excès. Tu as peur de mourir un jour plus proche qu’escompté ; dans tes bons jours il te paraît peu vraisemblable d’être mortel, la difficulté sera de voir disparaître ceux que tu aimes – car à cent ans, franchement, avec qui s'entendre ?

 Céline est un peu plus jeune que toi mais tellement moins inquiète. Si tu savais ! Je le cache bien, c’est tout, rirait-elle. Elle pense que de vous deux c’est toi le plus apaisé, ta pondération, ta sagesse, tes heures de méditation… À ton tour de rire.

 Elle passe un certain temps à regarder par sa fenêtre, le jour, la nuit, elle serait sur le point de te raconter. Quand elle court, il lui faut aussi se garder des battues des chasseurs. Son œil est attiré par un tesson brillant parmi les feuilles mortes mais elle s’attend à trouver pire un jour, une chaussure d’enfant par exemple.

mercredi 10 novembre 2021

Si tu vis entre deux cycles

(16/n)

Tu aimerais bien libérer quelque chose qui s’approche de la joie. Non pas pour toi seul – quoique ce serait déjà quelque chose – mais d’une manière communicative, il pourrait y avoir des larmes aussi, l’émotion qui submerge de nous savoir en train de conclure un cycle de sa vie, sachant qu’on n’en vivra pas plus de quelques uns – si la destinée est favorable. C’est peut-être le dernier cycle heureux qui s’achève, et nous sommes joyeux malgré tout, c’est-à-dire que l’on partage une tristesse commune et l’on s’étreint une dernière fois, on tente de croire aux promesses de se revoir et Dieu sait qu’il y a de la bravoure dans les sourires. Tu as connu cela. Tu te demandes si tu vis entre deux cycles.

Céline a vu un autre homme noir couché sur le trottoir, cette fois c’était en pleine journée. Dans une allée perpendiculaire à la rue piétonne, il se tenait dans une flaque de soleil, avait enlevé ses chaussures, et il riait sans discontinuer, pas trop fort, en secouant la tête. Elle ne s’est pas arrêtée, il ne paraissait pas en danger si ce n’est qu’il avait bu sans doute, ou qu’il était fou. Elle a toutefois accroché son regard, lui a fait un signe de tête en serrant le poing – Allez, courage, reprends-toi. Il a figé son rire, son corps et son regard, elle a craint qu’il ne l’agresse soudain, a continué son chemin d’un pas vif. Avec Rémi elle se serait rapprochée. Ou bien non, pas encore, pas déjà, pas cette fois, toujours pas.

mardi 9 novembre 2021

Se libère la joie

(15/n)

Il faut les chercher, ces interstices, être attentif. Entre deux averses, entre deux douleurs, et même au sein des unes et des autres. Le moindre petit événement – aujourd’hui j’ai inséré le manche d’une petite cuillère sous le couvercle d’un pot d’olives noires pour parvenir à ouvrir celui-ci. Aujourd’hui tu as échangé de place avec ta voisine au théâtre, parce que la dame du rang derrière craignait que ta tête ne dépasse. Tu as traversé Paris en vélo sous un petit crachin, poussé par le vent et la pensée qu’il ne te sera peut-être pas donné encore un millier de fois de partager un moment heureux avec des amis. Le soir tu as cru que ton épaule état guérie mais la nuit tu t’es réveillé en criant. Du moins sont-ce nos histoires.

Céline court en s’efforçant de regarder devant elle. Elle se sent plus lourde que dans son souvenir, mais sans doute est-ce le manque de pratique. Elle note que son regard est de façon répétitive attiré vers le bas, comme s’il fallait faire très attention au sol sur lequel elle pose les pieds, comme si tout en courant elle cherchait des signes – qu’elle repère d’ailleurs : une capsule de bière, un morceau d’emballage rouge vif ; les bogues, les samares, les noisettes, les crottes de lapin qui au contraire la rassurent. Est-elle inquiète ? Elle a prévu d’y aller progressivement, une demi-heure pour commencer, à petite vitesse. Tout juste est-elle revenue à la maison que la pluie s’abat violemment sur le toit. Se libère la joie.