jeudi 18 novembre 2021

Comme un signal (2)

(23/n)

La maison est chaude quand ils la réintègrent. Tu veux bien, on laisse allumé sous le porche ? demande-t-elle en donnant un tour de clef. Rémi voit que ça la rassure, peu importe la logique qui préside à cet arrangement. Ils s’embrassent là, debout dans l’entrée.

--- [octobre 2020]

Toi aussi tu es sorti, la nuit dernière, marcher dans les rues désertes de ta ville. Il pleuvinait, cela faisait quatre jours que tu n’avais pas mis le nez dehors. Tu avais mal au dos, pour changer. Tu t’es demandé si tu pourrais prétendre que ta marche rapide, en chaussures félines, pourrait passer pour une séquence de jogging fractionné, au cas où une patrouille de police viendrait constater que tu respires sans masque. Sans doute pas. Tu t’es demandé comment on pouvait vivre dans la peur constante de la police. Sans papiers et très visiblement noir. Sans connaître la langue, sans trop de repères. Sans réelles perspectives. Affamé. Transi de froid. Épuisé. Tu n’as rencontré presque personne, excepté des silhouettes aussi fugitives que toi, qui savaient où elles se rendaient. Ton tour de quartier a légèrement excédé celui que tu faisais six mois auparavant, doté d’une attestation qu’il te répugnait autant à signer que t’avaient rebuté les chants d’une soumission militaire. Tu es rentré chez toi sans avoir décidé si la question majeure était celle de la douleur, de la mauvaise conscience ou de la colère.

mercredi 17 novembre 2021

Comme un signal (1)

(22/n)

Comme un signal. Ce n’est pas clair, elle a allumé dehors et elle vérifie que la porte est verrouillée. Qu’est-ce que tu fais ? demande Rémi. Dans la cuisine, il n’a rien entendu. Elle lui raconte, les cris, les gens qui couraient. Vigiles et migrants, un jeu vraiment pas drôle, Rémi propose d’aller voir. Et puisqu’à deux tout devient évident, elle sort avec lui.

L’air est frais, chacun a mis son bonnet, il n’y a personne. Ils longent le grillage qui sépare la rue des voies ferrées, en regardant de l’autre côté, ils ne voient que les masses sombres des wagons de fret. Ils marchent en direction de la poursuite dont Céline a été témoin, encore une centaine de mètres, deux cents mètres, la rue bifurque, ils pourraient continuer sur un sentier étroit, peu engageant, entre le grillage et un mur de briques délimitant des propriétés privées. Du côté des voies, à bonne distance on aperçoit trois faisceaux de lampes-torches qui s’égarent sans conviction à droite à gauche tandis que les vigiles reviennent. Trop d’endroits où se terrer.

Viens, ça ne sert à rien, dit Rémi, et ils repartent en passant cette fois par le centre-ville. Céline déteste cette atmosphère typique de la province, plus un chat passé dix heures du soir. Un bar ouvert, à éviter. Les enseignes au néon, boutiques, agences immobilières, DAB, quelques fenêtres jaunes, la lueur bleuâtre des postes de télévision. Ce serait bien d’avoir un chien, non ? suggère soudain Rémi, le soir on se promènerait avec lui. Et on le lâcherait sur les vigiles ? Mais non, elle n’y est pas du tout, Rémi pensait en général. Elle n’a jamais compris sa faculté à ne pas s’appesantir sur quelque situation que ce soit, elle l’admire aussi pour cette raison. Je n’aime pas les chiens, et hors de question que je le promène, conclut-elle.

(...)

mardi 16 novembre 2021

déplacer les montagnes

(21/n)

Ta pathologie affecte les femmes dans une proportion de 85%, ce qui te laisse perplexe. Aurais-tu trop clamé ton désintérêt envers les univers essentiellement masculins ? Si tu avais effectué ton service militaire, dormirais-tu mieux aujourd’hui ? (Ou bien ne te serais-tu toujours pas remis d’avoir dû ancrer dans ta mémoire des chants de soldats marchant au pas ?)

Dans un regain de vigueur tu repenses à cette idée de la vie qui serait magique, cela te semble bien mollasson. La vie est ce qu’elle est, ni plus ni moins, c’est toi qui es magique. En tout cas tu l’étais, tu t’en souviens, tu as connu cette zone d’être où rien de phénoménologique ne t’était inaccessible, rien d’impossible à ton corps ni à ton esprit – déplacer les montagnes.

Rémi a toujours été beaucoup plus détendu. La raison pour laquelle il jouait du clavier et toi de la guitare. Plus séduisant aussi, parce qu’il ne cherchait pas à l’être. Il profitait de plaire. Il se fichait complètement de devoir être ceci ou cela, C’est reposant, t’a confié Céline un jour, et tu t’es senti visé comme si elle et toi aviez été ensemble. Tu aimes penser qu’à Céline tu ressembles.

***

Et puis voilà : elle regarde par la fenêtre en buvant une tisane, debout, la nuit est tombée depuis un moment. Il y a de l’agitation sur les voies de la gare de triage, des silhouettes qui courent, d’autres qui crient derrière le faisceau de leurs lampes-torches. Ceux qui courent devant sont plus noirs que les autres. Puis plus rien. Céline pose sa tasse et descend éclairer le porche.

lundi 15 novembre 2021

La pensée courbe

(20/n)
 
(...)

Ou une faute de goût ? Tu es peut-être une personne morbide dans la mesure où tu accordes beaucoup d’importance à l’esthétisme. Tu recherches l’harmonie dans chaque situation de la vie courante, celle des éléments qui t’environnent, objets, sensations, êtres humains, événements. On pourrait aussi te qualifier d’obsessionnel – tu aimes que les choses soient bien rangées.

Céline et le rangement, cela fait deux. Rémi est bien plus organisé qu’elle, d’ailleurs leur plus grand motif de dispute a trait à des vêtements qui traînent, une table à débarrasser, un horaire à respecter. L’agacement est réel mais il ne dure pas longtemps car tous deux finissent par s’amuser de leur absence de conformité aux stéréotypes genrés. En cela ils « se sont trouvés ».

Rémi est admiratif de l’intelligence de Céline. Mais il ne comprend pas comment elle parvient à exercer son métier en étant si désordonnée. Tes philosophes pourtant, ce sont plutôt des mecs carrés, non ?  Elle rit, On peut dire ça, mais il y en a aussi de très bons qui ont la pensée courbe. Là, Rémi décroche, bien qu’il se représente une analogie possible avec sa compréhension de la musique.

dimanche 14 novembre 2021

Qui est nous ?

(19/n)

Elle n’est pas une personne morbide, cela ne viendrait à l’esprit de personne la connaissant de la qualifier ainsi. Même ses parents. Même Rémi, qui récemment disait en présence d’amis que les mêmes choses les faisaient rire, en cela ils s’étaient bien trouvés, et Céline aurait voulu se cacher dans un trou de souris tant un sentiment d’imposture l’envahit soudain, et un peu de colère aussi – Tu me connais si mal ? S’ils se sont trouvés, c’est sur un autre plan qu’elle a bien du mal à définir. Nous aimons tous les deux refaire le monde mais pas au point d’être tristes, avait continué Rémi, Je n’aime pas quand tu parles ainsi de notre couple, avait-elle protesté plus tard dans la voiture, D’accord, j’avais un peu trop bu, je me suis laissé emporter.

Mais les excuses, ce n’est pas la question, jamais. Tu le sais bien, toi qui peux rester des semaines à la recherche de la question du moment qui catalyserait un sentiment diffus d’inadéquation. Une amante un jour t’a dit qu’elle était touchée que tu l’inclues systématiquement dans un "nous" chaque fois qu’il s’agissait de réfléchir à la suite des événements, une amoureuse, des années plus tard, alors que vous vous sépariez, t’a avoué qu’elle avait l’impression que tu lui déniais son identité propre – Nous c’est abstrait, cela a toujours été abstrait, il y a toi et il y a moi, et heureusement ! Ne me force pas  à rentrer dans ton "nous", ça m’annihile. Car tu pensais votre séparation comme une affaire commune. Tu penses la vie comme une magie, la mort comme une erreur.

vendredi 12 novembre 2021

un café au volant

(18/n)

Le pire t’échappe chaque matin et te revient chaque soir alors que tu t’endors. (Est-ce pour cela que tu cries la nuit ?) Le pire (en matière de récit) (tout est relatif) est de se mettre à la place de l’autre alors qu’on ne le connaît pas le moins du monde. Prétendre à la vérité de l’autre alors qu’on l’a à peine approché, inventer l’autre selon ses propres intérêts. Tout le monde fait cela, c’est bien entendu, mais bon, tu te comprends. (Au moins toi tu te comprends, sans trop risquer l’abus.) Et que penser d’une chaussure d’enfant à moitié enterrée ?

Céline est contente de ses élèves de Terminale L, elle a lu leurs dissertations avec plaisir. (Pour l’instant elle n’a récupéré qu’un premier sujet, ce qui lui laisse le temps de lire avec plaisir ; les travaux de ses deux S et de son ES vont arriver en léger décalage.) Avec attendrissement parfois : dans une copie apparaît un convoi de voitures robotisées sur l’autoroute, et le conducteur qui se prépare un café au volant – cette pièce mécanique étant momentanément inutile – fait preuve d’une "liberté paradoxale". Engels dans sa tombe tressaute.