lundi 22 novembre 2021

Jusqu'à ce qu'elle ait trouvé

(24/n)

(...)

Jusqu’à ce qu’elle ait trouvé. Sans qu’il y ait trace ni de la résolution ni de la question initiale. D’un apaisement au suivant, en passant par une perplexité nouvelle – telle est sa dynamique du désir.

Peut-être ta pathologie du moment, ta « crise de santé » ainsi que les optimistes nomment le déclenchement d’une maladie, résulte-t-elle d’une obscure obsession. Décider quoi faire de ses brasune question.

Tu peux encore jouer de la guitare. Bien calée, sans extravagances. Compay Segundo avait quatre-vingt-quinze ans. Tu ne fumes pas le cigare. Dans tes bras il manque quelqu’un qui ne serait pas toi.

Céline court plus vite maintenant. Et quand elle arrive à cette clairière qu’elle affectionne, environnée de châtaigniers, elle transforme sa course en danse, un moment. Puis elle repart. Elle suit son souffle.

samedi 20 novembre 2021

Le réel est râpeux

(23/n)

Parce que le réel est toujours plus râpeux que les mots pour le décrire. Les sensations de froid et de saleté, par exemple, comment les rendrais-tu ? La pensée que tu pourrais mourir allongé sur un sol souillé, incapable de te relever, la joue entaillée par de petits cailloux ou des fragments de verre, et une  ultime vision tel un terrain vague, goût de sang, odeurs d’urine. (À part cela, tu n’es pas morbide.)

Céline et Rémi ne cessent de s’étonner que leurs désirs soient synchrones. Comme circulaires, comme deux moitiés d’orange n’en faisant qu’une. (Céline a raconté à son compagnon la métaphore du Banquet de Platon, ce qui lui a semblé très concret, un kamasutra grec en une seule position mais aux possibilités infinies.) Ils ont simultanément envie l’un de l’autre, d’en revenir au corps trouvé de l’autre.

Mais pas tout le temps non plus, même au début de leur relation. Ils fonctionnent par séquences, mus par un même rythme pulsionnel. Ou bien l’un des deux s’ajuste-t-il imperceptiblement au désir de l’autre ? Le saurait-il même ? On est comme des femmes dans un couvent dont la période des règles s’harmonise, a plaisanté un jour Rémi. Céline quant à elle a le sentiment de chercher une réponse.

jeudi 18 novembre 2021

Comme un signal (2)

(23/n)

La maison est chaude quand ils la réintègrent. Tu veux bien, on laisse allumé sous le porche ? demande-t-elle en donnant un tour de clef. Rémi voit que ça la rassure, peu importe la logique qui préside à cet arrangement. Ils s’embrassent là, debout dans l’entrée.

--- [octobre 2020]

Toi aussi tu es sorti, la nuit dernière, marcher dans les rues désertes de ta ville. Il pleuvinait, cela faisait quatre jours que tu n’avais pas mis le nez dehors. Tu avais mal au dos, pour changer. Tu t’es demandé si tu pourrais prétendre que ta marche rapide, en chaussures félines, pourrait passer pour une séquence de jogging fractionné, au cas où une patrouille de police viendrait constater que tu respires sans masque. Sans doute pas. Tu t’es demandé comment on pouvait vivre dans la peur constante de la police. Sans papiers et très visiblement noir. Sans connaître la langue, sans trop de repères. Sans réelles perspectives. Affamé. Transi de froid. Épuisé. Tu n’as rencontré presque personne, excepté des silhouettes aussi fugitives que toi, qui savaient où elles se rendaient. Ton tour de quartier a légèrement excédé celui que tu faisais six mois auparavant, doté d’une attestation qu’il te répugnait autant à signer que t’avaient rebuté les chants d’une soumission militaire. Tu es rentré chez toi sans avoir décidé si la question majeure était celle de la douleur, de la mauvaise conscience ou de la colère.

mercredi 17 novembre 2021

Comme un signal (1)

(22/n)

Comme un signal. Ce n’est pas clair, elle a allumé dehors et elle vérifie que la porte est verrouillée. Qu’est-ce que tu fais ? demande Rémi. Dans la cuisine, il n’a rien entendu. Elle lui raconte, les cris, les gens qui couraient. Vigiles et migrants, un jeu vraiment pas drôle, Rémi propose d’aller voir. Et puisqu’à deux tout devient évident, elle sort avec lui.

L’air est frais, chacun a mis son bonnet, il n’y a personne. Ils longent le grillage qui sépare la rue des voies ferrées, en regardant de l’autre côté, ils ne voient que les masses sombres des wagons de fret. Ils marchent en direction de la poursuite dont Céline a été témoin, encore une centaine de mètres, deux cents mètres, la rue bifurque, ils pourraient continuer sur un sentier étroit, peu engageant, entre le grillage et un mur de briques délimitant des propriétés privées. Du côté des voies, à bonne distance on aperçoit trois faisceaux de lampes-torches qui s’égarent sans conviction à droite à gauche tandis que les vigiles reviennent. Trop d’endroits où se terrer.

Viens, ça ne sert à rien, dit Rémi, et ils repartent en passant cette fois par le centre-ville. Céline déteste cette atmosphère typique de la province, plus un chat passé dix heures du soir. Un bar ouvert, à éviter. Les enseignes au néon, boutiques, agences immobilières, DAB, quelques fenêtres jaunes, la lueur bleuâtre des postes de télévision. Ce serait bien d’avoir un chien, non ? suggère soudain Rémi, le soir on se promènerait avec lui. Et on le lâcherait sur les vigiles ? Mais non, elle n’y est pas du tout, Rémi pensait en général. Elle n’a jamais compris sa faculté à ne pas s’appesantir sur quelque situation que ce soit, elle l’admire aussi pour cette raison. Je n’aime pas les chiens, et hors de question que je le promène, conclut-elle.

(...)

mardi 16 novembre 2021

déplacer les montagnes

(21/n)

Ta pathologie affecte les femmes dans une proportion de 85%, ce qui te laisse perplexe. Aurais-tu trop clamé ton désintérêt envers les univers essentiellement masculins ? Si tu avais effectué ton service militaire, dormirais-tu mieux aujourd’hui ? (Ou bien ne te serais-tu toujours pas remis d’avoir dû ancrer dans ta mémoire des chants de soldats marchant au pas ?)

Dans un regain de vigueur tu repenses à cette idée de la vie qui serait magique, cela te semble bien mollasson. La vie est ce qu’elle est, ni plus ni moins, c’est toi qui es magique. En tout cas tu l’étais, tu t’en souviens, tu as connu cette zone d’être où rien de phénoménologique ne t’était inaccessible, rien d’impossible à ton corps ni à ton esprit – déplacer les montagnes.

Rémi a toujours été beaucoup plus détendu. La raison pour laquelle il jouait du clavier et toi de la guitare. Plus séduisant aussi, parce qu’il ne cherchait pas à l’être. Il profitait de plaire. Il se fichait complètement de devoir être ceci ou cela, C’est reposant, t’a confié Céline un jour, et tu t’es senti visé comme si elle et toi aviez été ensemble. Tu aimes penser qu’à Céline tu ressembles.

***

Et puis voilà : elle regarde par la fenêtre en buvant une tisane, debout, la nuit est tombée depuis un moment. Il y a de l’agitation sur les voies de la gare de triage, des silhouettes qui courent, d’autres qui crient derrière le faisceau de leurs lampes-torches. Ceux qui courent devant sont plus noirs que les autres. Puis plus rien. Céline pose sa tasse et descend éclairer le porche.