vendredi 20 mai 2022

Attentives #23 / Vivaces #35

Bien avant d’avoir tenu un appareil photo entre les mains, elle s’était aperçue que, juste en regardant un objet ordinaire, elle pouvait le transformer en quelque chose de rare et d’étrange. Cette sensation que les autres enfants obtenaient en tournant sur eux-mêmes ou en se laissant rouler dans la pente des collines, elle l’éprouvait en scrutant de toutes ses forces le robinet en laiton du mur latéral, ou le moineau qui sautillait sur la terre polie en dessous des balançoires, au point bientôt de ne plus voir que le lustre de l’usure sur le bec du robinet ou l’étincelle dans l’œil du moineau.

Jean Hegland (in Apaiser nos tempêtes)

Sa manière (étrange pour les autres) de bouger, de faire danser pendant de longues minutes ses mains sous l’eau coulant d’un robinet ou dans un rai de lumière solaire, de toucher inlassablement une aspérité sur une surface ou de faire chanter une pièce ondulée en la caressant du bout des doigts, en somme « d’obéir à la demande des choses d’être intensément et longuement senties et goûtées », était « une réponse en temps réel » à tout ce qui l’entourait.

(à propos de Mel Baggs)

Vinciane Despret (in Autobiographie d’un poulpe, et autres récits d’anticipation)



mardi 17 mai 2022

Vivaces #34

Il m’est venu un jour à l’esprit que tout ce que je faisais avec ces conserves, c’était de préserver la lumière – la lumière du soleil, tu sais, celle dont les fruits et les légumes regorgent – c’était la lumière, que je mettais en bocal, et je la préservais dans la cave pour le moment où on en aurait besoin, au milieu de l’hiver.
 
Jean Hegland (in Apaiser nos tempêtes)
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Une pomme, une poire, une pomme de terre : ce sont de petites lumières extraterrestres encapsulées dans la matière minérale de notre planète. C’est cette même lumière que chaque animal recherche dans le corps de l’autre lorsqu’il mange (peu importe qu’il mange d’autres animaux ou des plantes) ; tout acte de nutrition n’est rien d’autre qu’un commerce secret et invisible de lumière extraterrestre qui, par ces mouvements, circule de corps en corps, d’espèce en espèce, de royaume en royaume.
 
Emanuele Coccia (In Le Monde daté 5/8/20)
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Un jour, en arpentant Brooklyn, j’ai senti pour la première fois avec une telle acuité que la lumière venait d’un autre temps. Je pouvais la définir avec exactitude, c’était une lumière des années 1980, quelque part au début de la décennie, je dirais 1982, à la fin de l’été. Une lumière comme celle d’une photo au Polaroid, sans éclat, douce, légèrement pâlissante.
Le passé se décante dans les après-midi, là, le temps ralentit visiblement, il s’assoupit dans les coins, cligne des yeux comme un chat face à la lumière filtrant à travers les stores fins. C’est toujours l’après-midi qu’un souvenir nous revient, du moins, il en va ainsi avec moi. Tout est dans la lumière. J’ai appris de photographes que la lumière de l’après-midi est la plus adéquate pour l’exposition. Celle du matin est encore jeune, aiguë. Celle de l’après-midi est une lumière vieillissante, fatiguée et lente. La vraie vie du monde et de l’homme peut être décrite par quelques après-midi qui sont les après-midi du monde.
Guéorgui Gospodinov (in Le pays du passé)

jeudi 12 mai 2022

Vivaces #33

Tu connais l’expression "Il fait toujours plus sombre avant l’aube" ? C’est une connerie. Il fait de plus en plus clair et le jour se lève. Quiconque a passé une nuit à la belle étoile sait ça.
Iain Levison (in Parallax)
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Nous nous sommes assises et avons regardé le ruisseau courir sur le lit irrégulier qu’il avait creusé à même la roche et disparaître dans les bois. J’entendais ma sœur respirer et je me suis rendu compte que j’essayais d’accorder mon souffle au sien. Nous sommes restées un long moment sans parler, tandis que le ciel passait du matin pâle au bleu plus profond de la journée. Des nuages lumineux s’amoncelaient tranquillement à l’horizon. Il n’y avait aucune obscurité nulle part.
Alix Ohlin (in Copies non conformes)
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Il était une fois un monde plongé dans les ténèbres. Tu y erres à l’aveuglette, tu t’approches tellement du vide que tu es sûre d’y tomber un de ces quatre et, pour être franche, tu te sens déjà tellement mal que tu te dis que ce ne serait peut-être pas une mauvaise chose. Et puis un jour, tu rencontres quelqu’un. Il te trouve agenouillée tout au bord du précipice et au lieu de te dire de t’en éloigner, il s’assied à côté de toi. Il essaie de voir ce que tu vois. Il ne te pose pas de questions, ne te supplie pas de te ressaisir, ne te rappelle pas que des gens ont besoin de toi. Il attend juste que tu te retournes et que tu plisses les yeux en pensant : mais oui, ça y est, je me souviens. C’est à ça que ressemble la lumière.
Jodi Picoult (in Le Livre des deux chemins)

mercredi 27 avril 2022

Interlude #17

The Dø

Comme un air de printemps
jamais exempt de mélancolie
Les miracles fleurissaient sur ta paume
Voudrais-tu vraiment retourner dans le passé ?
 
 
We're breaking promises we wanted to keep 
We trigger hurricanes unwillingly 
It's our fault 
When it all 
Breaks into everyone's lives 
Still we would do it again 
 
It's like a pain in the chest 
Despair, Hangover and Ecstasy 
So many people around 
We disappoint and let down 
And though we're trying our best 
Despair, Hangover and Ecstasy

jeudi 21 avril 2022

Rhizomiques #104

L’élection d’un président de la République n’est pas une institution démocratique ; elle a été inventée par les monarchistes en 1848 pour contrecarrer la puissance populaire. De Gaulle l’a rétablie en 1962, pour républicaniser le concept royaliste : un seul individu concentrant la puissance publique censé servir de guide à toute la communauté. Ce simulacre de démocratie a fini par devenir une arme contre tout mouvement réellement émancipateur.
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« Cet homme devrait être en prison, pas candidat aux élections.
- Je me disais la même chose. Tu vois, c’est pour ça que je n’aime pas la politique. Il y a toujours quelqu’un devant un rideau qui te sourit et essaye de trouver le moyen de te dire ce que tu veux entendre. Mais si tu regardes derrière, à tous les coups, tu vas trouver quelque chose d’affreux.
- Eh bien, moi, je ne veux rien avoir à faire avec ça.
- Qu’est-ce qu’on y peut ? C’est le monde dans lequel on vit. Avant, je pensais qu’on était censés le changer, mais aujourd’hui… je ne sais pas. On tente peut-être seulement de survivre. »
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La caractéristique du moment, c’est que l’âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et les impose partout.
 
Jacques Rancière (L'Obs du 13/01/22)
Ladee Hubbard (in Les Ribkins, héros de père en fils)
José Ortega y Gasset (in La révolte des masses - 1929)

mardi 12 avril 2022

Rhizomiques #103

Platon aurait désapprouvé notre république actuelle. Il aurait jugé stupide l’idée qu’on puisse donner le pouvoir à celui qui recueille le plus de voix, car il n’y a aucune raison de penser que celui qui a le plus de voix est celui qui détient la vérité. Il aurait dit : ce système, c’est la dictature des opinions, ça ne vaut pas un clou.
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Les fascistes sont proches du pouvoir lorsque les conservateurs commencent à leur emprunter leurs méthodes, font appel aux "passions mobilisatrices" et essaient de coopter leur clientèle fasciste.
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 « Cet homme devrait être en prison, pas candidat aux élections.
- Je me disais la même chose. Tu vois, c’est pour ça que je n’aime pas la politique. Il y a toujours quelqu’un devant un rideau qui te sourit et essaye de trouver le moyen de te dire ce que tu veux entendre. Mais si tu regardes derrière, à tous les coups, tu vas trouver quelque chose d’affreux.
- Eh bien, moi, je ne veux rien avoir à faire avec ça.
- Qu’est-ce qu’on y peut ? C’est le monde dans lequel on vit. Avant, je pensais qu’on était censés le changer, mais aujourd’hui… je ne sais pas. On tente peut-être seulement de survivre. »
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« Combien de voix un candidat gagne-t-il chaque fois qu’il utilise le mot "bonheur" ? Combien quand il dit "je vous aime" ? Et quand il promet "nous allons aller mieux" ? – C’est quoi, "mieux" ? Il y a une unité pour mesurer cela ? avait demandé Sebastian, le plus sérieusement du monde, au cours d’une de ces réunions, on pourrait avoir une évaluation concrète ? – Tu vas te faire du mal à vouloir être si précis, tu vas mourir de littéralité, lui avait répondu le conseiller, chaque électeur sait ce que le bonheur représente pour lui personnellement, nous, ça ne nous regarde pas, chacun complète comme bon lui semble. »
 
Alain Badiou (L'Obs du 21/12/21)    
& Robert Paxton (in Le fascisme en action)
& Ladee Hubbard (in Les Ribkins, héros de père en fils)
& Jo Walton  (in Les griffes et les crocs)

mercredi 6 avril 2022

Rhizomiques #102

Les Russes ont abattu un avion de ligne malaisien en juillet 2014, tombé dans l’est de l’Ukraine, dans la zone contrôlée par la Russie. (…) Le monde entier ignorait l’existence de Hrabové avant l’explosion de l’avion au-dessus de ce bled. Subitement, tous les pays qui avaient des ressortissants à bord – les 283 passagers et les 15 membres d’équipage – se sentaient concernés et, dans un sens, je me suis dit que c’était une bonne occasion d’arrêter la guerre. Que les étrangers y mettent tout de suite un point final ! Mais l’instant est passé rapidement, et j’ai ravalé mon illusion enfantine avec un nouveau verre d’eau en comprenant que cela ne changerait rien. La guerre continuerait, il y aurait d’autres cadavres, sans tête, brûlés et désintégrés, voire d’autres avions tombés du ciel (…)
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Elle se demandait comment désavoir certaines choses, certaines choses spécifiques qu’elle savait mais aurait voulu ne pas savoir. Comment désavoir, par exemple, que chez les personnes mortes à cause de la poussière de pierre les poumons refusaient de brûler. Quand le reste de leur corps avait été changé en cendre, deux masses de pierre en forme de poumons subsistaient, indemnes. Son ami le docteur Azad Bhartiya, qui vivait sur le trottoir de Jantar Mantar, lui avait parlé de son frère aîné Juten K. Kumar, qui avait travaillé dans une carrière de granite. Il était mort à trente-cinq ans. Il avait dû briser, lui avait-il raconté, les poumons de son frère avec une barre à mine sur le bûcher funéraire pour libérer son âme.
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Je n’avais jamais compris pourquoi les adolescents des années quatre-vingt pensaient qu’il existerait un jour des voitures volantes. Je trouvais ça très dangereux et bien peu pratique, mais comme ils en parlaient tous, c’est que ça représentait un véritable phénomène. Quant à moi, je rêvais d’un avenir sans extinction de masse, sans pénurie d’eau à grande échelle et sans cannibalisme.
 
Sofi Oksanen (in Le parc à chiens)
& Arundhati Roy (in Le ministère du bonheur suprême)
& Dan Chaon (in Une douce lueur de malveillance)