vendredi 6 janvier 2023
Rhizomiques #126
mardi 3 janvier 2023
Rhizomiques #125
- J’ai essayé, mais je ne suis pas convaincant.
- Il ne s’agit pas d’être convaincant ! C’est une putain d’émotion ! »
Jasper a plissé les yeux. « Exactement. »
Larissa est une jeune femme pour qui l’acte de s’asseoir est un acte conscient et agressif dont elle veut que je sois témoin.
- Il a répliqué. Cela dure depuis trente ans.
Il me tendit un verre.
- C’était sûrement très grave.
& Zia Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)
& Bernard Quiriny (in Portrait du baron d'Handrax)
jeudi 29 décembre 2022
Attentives #30
mardi 27 décembre 2022
Attentives #29
- Pardon ?
Il s’arrêta et sortit sa gourde.
- Je croyais que vous aviez compris, dit-il.
- Compris quoi ?
- Les raisons paysagères de ma conduite.
- Eh bien, non.
La question me surprit ; je ne répondis rien.
- Un panneau publicitaire, par exemple. En avez-vous aperçu ?
- Euh, non.
& Olga Tokarczuk (in Les pérégrins)
vendredi 23 décembre 2022
C'est une fin heureuse
Vendredi 24 septembre, jour 14
Tu te réveilles pendant la nuit en psalmodiant un chant grave que tu viens de composer – "I can’t love so many…" So many quoi, y aurait-il trop de femmes dans ta vie dont tu pourrais être amoureux, que tu saurais aimer ? Est-ce une plainte d’abondance ? Ou voudrais-tu plutôt dire so much, l’amour en toi menace d’exploser ton cœur ? De qui, de quoi s’agit-t-il ? D’un constat d’impossibilité, à la fois triste et réconfortant. Tu te rendors.
Tu te réveilles, il pleut. Tu retournes au bord de la mer, il est prématuré d’appeler ton amie, enfin : l’amie qui vit par ici. Tu t’en vas marcher sur la falaise, en attendant que sonne ton téléphone. La pluie cesse. Si tu vivais ici, tu aimerais venir chaque jour arpenter ce bout de côte, qu’il vente ou qu’il neige. (Tu n’as jamais trop aimé le soleil – jusqu’où chauffera-t-il ?) Tu t’assieds sur un rocher, en surplomb d’une plage à marée basse.
Des dizaines de mouettes se tiennent là, sur leurs deux pattes, immobiles, en attente. De quoi ? Pourquoi ? On dirait qu’elles contemplent l’océan, sans aucun besoin. Et toi aussi, comme elles. Quoi ? Le paysage est si paisible, et ce jour est particulier, tu penses : "Pour mon anniversaire, j’ai contemplé la houle atlantique déferler doucement en baie de Douarnenez." Le paysage est une peinture évolutive, tu te tiens en lisière.
Tu consultes ton téléphone, tu envoies un texto, tu retournes sur tes pas. On se rapproche de midi et l’amie ne te répond pas. Pourquoi ? Un texto arrive, tu souris, tout va bien, tu déchantes, c’est un appel professionnel. Cela fait plus d’une heure maintenant, midi est passé. Tu reprends la route, plein est, vers ta dernière escale, les dernières plages, une autre mer. Ta mère te souhaite un bon anniversaire, cela te serre le cœur.
Tu chantonnes en anglais dans la voiture – tout est pour le mieux car rien ne pourrait être autrement –, ta chanson se fait de plus en plus amère – personne ne t’appelle, ne pense à toi, si ce n’est ta maman. Personne ne t’aime en fait, personne, et tu dresses la liste, et pourquoi t’aimerait-on, par pitié ? Tu mérites qu’on ne t’aime pas, l’amie d’hier t’a percé à jour. Tout est normal, cohérent, désespérant, un flash de radar te surprend.
Tu t’arrêtes un peu plus loin sur un parking de supermarché, cela ne va pas bien du tout. Pour ton anniversaire tu t’es enfoncé dans un délire de persécution coupable. Tu envoies un nouveau texto, Que se passe-t-il, réponds-moi, je flippe quand on ne me répond pas ! Tu achètes des trucs au supermarché, oublies le chocolat sur le tapis de caisse. Tu repars. Finalement l’amie répond qu’elle était débordée, le temps a filé, désolée.
Tu la remercies, so everything is fine. Tu arrives en bord de Manche. La mer est basse, en décalage de trois heures avec Douarnenez, comme un soleil qui se lèverait à l’ouest. Elle monte. Tu marches vite sur les plages, coupant court au sentier côtier, tu veux atteindre les plus belles criques du monde à Erquy avant la fin du jour. Le vent te frappe en ivresse, demain tu seras à Paris. Voici le cap d’Erquy. Voici… la tour de forage des éoliennes.
Comme un poignard enfoncé sur la ligne d’horizon. En préfigurant 62 au total, et déjà les criques que tu aimais tant sont gâchées à jamais. Il faudra être aveugle pour y rêver encore. Trois gros hommes accourent pour se baigner, ils sont laids, bruyants, vulgaires. Ils s’en foutront, des éoliennes. Tu es expulsé d’un paradis, tu ne reviendras plus jamais ici. Tu repars, la nuit tombe. La mer est haute à présent, et le chemin est long.
Et la lune ne se montre pas. Les étoiles si, tu n’as pourtant pas besoin de t’y guider ouest-sud-ouest. Tu n’es pas pressé non plus, c’est ton anniversaire, c’est le chemin du retour et de l’adieu. Mais peu à peu tu n’y vois plus rien. Obscurité complète dans les tunnels de végétation, tu tombes, tâtonnes, ramperais presque. Tomberais de la falaise. Tu rejoins la route. La lune se lève. C’est une fin heureuse.
jeudi 22 décembre 2022
Près d'une église qui ne sonne pas
Jeudi 23 septembre, jour 13
La plage au matin est un peu sèche (distante, neutre ?), comme l’amante qui voudrait faciliter le moment de la séparation.
« J’ai envie de vous aider », t’aborde une jeune femme dans cette nouvelle ville où tu viens d’arriver, alors que tu cherches à te repérer sur le plan obtenu à l’office du tourisme. Serait-ce l’amour, une merveilleuse histoire dès la première seconde ? Tu lui décris la librairie dont tu as beaucoup entendu parler, où l’on peut boire un verre et déguster des pâtisseries maison. Elle ne connaît pas mais t’indique une direction et s’éloigne, « Vous devriez venir avec moi ! » proposes-tu en dernier espoir, ou n’oses-tu pas proposer.
Dans la librairie, ton arrivée est une surprise pour l’amie qui ne t’attendait pas. Elle ne te saute pas au cou. Le masque génère un certain quant-à-soi.
(Il faudrait aussi que tu affines cette notion d’amie. On a du mal à s’y retrouver sans les prénoms, ça égalise. C’est dire moins ou dire trop, c’est toujours imprécis. Une amie, mon amie, l’amie, bien sûr ce n’est pas équivalent.)
Vous sortez faire quelques courses, tout le monde la connaît dans le quartier, à la maison associative où elle a laissé son vélo, dans la boutique de reprographie où elle va chercher une affichette, à la supérette où elle achète des rouleaux de papier absorbant ; dans les rues où on la salue. Tu es peut-être intimidé, de retour à la librairie tu flânes un peu. Le lendemain matin tu seras encore dans les parages et elle sera moins occupée, en attendant elle t’indique où aller te promener sur la côte – déchiquetée.
Tu te perds, tu t’égratignes les jambes aux ronces et les yeux aux éoliennes. Il faut que tu regardes vers les Amériques, la mer battue, là c’est beau. Le ciel devient noir, où girent des dizaines de corbeaux.
C’est la nuit. Tu cherches un camping afin d’être plus présentable le lendemain, tous sont plongés dans l’obscurité comme après l’apocalypse. Une dernière tentative avant de renoncer : tu crois rêver, accueilli par une douce musique, l’eau est chaude, la propreté impeccable… Tu t’attardes trop, dans un revirement démoniaque : on entend à présent Céline Dion, puis une enfilade de publicités insanes, puis Garou puis Phil Collins, tu finis par t’enfuir en courant sans te sécher les cheveux.
Tu t’endors près d’une église qui ne sonne pas.
mardi 20 décembre 2022
Un seul lièvre à la fois
Car c’est aujourd’hui que tu vas repartir à l’aventure (aussi relative soit-elle), te dégageant du petit cocon de confort que tu avais secrété.
Ton amie revient de la pêche aux praires, elle a relâché deux étrilles qui avaient trop l’énergie de vivre. Tu aimes les femmes à vif et celles qui se protègent sous une carapace.
- Où est-ce que tu as appris à faire du vélo en lâchant les mains, c’est avec ton père ?
- Mon père, il sait pas tenir sur un paddle, même assis.
Les deux gamins te dépassent en zigzaguant, tu ne te souviens pas avoir jamais parlé de ton père à un ami, et pourtant : il t’a appris à jouer au ping-pong. (Et à faire des roues arrière, non ?)
(Et à mentir avec conviction.)
Tu avais annoncé que tu quitterais la baie mais tu as décidé au dernier moment de rester une journée et une nuit de plus dans le paysage de ton enfance. La nuit dernière, tu as rêvé d’un lièvre couché sur le rebord d’un chemin, et toi tu courais. Un seul lièvre à la fois, c’est bien suffisant, le lièvre éternel de ta jeunesse.
Une fois encore, une fois de plus, le sentier sous les pins. Tu respires de tes narines frémissantes les parfums des arbres et de la mer, c’est comme de retourner vers l’amante dans son lit, qu’on ne se résout pas à quitter pour aller travailler. C’est de l’amour, sensuel, rien de moins qu’un désir du corps. Un insatiable bonheur.
Une fois encore, une fois de plus, la grande plage au couchant. Et n’importe si le soleil s’éteint cette fois-ci comme un bête feu de circulation orange.
Tu t’endors dans la voiture dont l’odeur de cigarette a été absorbée par tout un ramequin de bicarbonate de soude, tu t’endors dans la joie de savoir que dès le matin la plage à nouveau t’accueillera, une fois encore, une dernière fois.