vendredi 23 décembre 2022

C'est une fin heureuse

 Vendredi 24 septembre, jour 14

     Tu te réveilles pendant la nuit en psalmodiant un chant grave que tu viens de composer – "I can’t love so many…" So many quoi, y aurait-il trop de femmes dans ta vie dont tu pourrais être amoureux, que tu saurais aimer ? Est-ce une plainte d’abondance ? Ou voudrais-tu plutôt dire so much, l’amour en toi menace d’exploser ton cœur ? De qui, de quoi s’agit-t-il ? D’un constat d’impossibilité, à la fois triste et réconfortant. Tu te rendors.
     Tu te réveilles, il pleut. Tu retournes au bord de la mer, il est prématuré d’appeler ton amie, enfin : l’amie qui vit par ici. Tu t’en vas marcher sur la falaise, en attendant que sonne ton téléphone. La pluie cesse. Si tu vivais ici, tu aimerais venir chaque jour arpenter ce bout de côte, qu’il vente ou qu’il neige. (Tu n’as jamais trop aimé le soleil – jusqu’où chauffera-t-il ?) Tu t’assieds sur un rocher, en surplomb d’une plage à marée basse.
     Des dizaines de mouettes se tiennent là, sur leurs deux pattes, immobiles, en attente. De quoi ? Pourquoi ? On dirait qu’elles contemplent l’océan, sans aucun besoin. Et toi aussi, comme elles. Quoi ? Le paysage est si paisible, et ce jour est particulier, tu penses : "Pour mon anniversaire, j’ai contemplé la houle atlantique déferler doucement en baie de Douarnenez." Le paysage est une peinture évolutive, tu te tiens en lisière.
     Tu consultes ton téléphone, tu envoies un texto, tu retournes sur tes pas. On se rapproche de midi et l’amie ne te répond pas. Pourquoi ? Un texto arrive, tu souris, tout va bien, tu déchantes, c’est un appel professionnel. Cela fait plus d’une heure maintenant, midi est passé. Tu reprends la route, plein est, vers ta dernière escale, les dernières plages, une autre mer. Ta mère te souhaite un bon anniversaire, cela te serre le cœur.
     Tu chantonnes en anglais dans la voiture – tout est pour le mieux car rien ne pourrait être autrement –, ta chanson se fait de plus en plus amère – personne ne t’appelle, ne pense à toi, si ce n’est ta maman. Personne ne t’aime en fait, personne, et tu dresses la liste, et pourquoi t’aimerait-on, par pitié ? Tu mérites qu’on ne t’aime pas, l’amie d’hier t’a percé à jour. Tout est normal, cohérent, désespérant, un flash de radar te surprend.
     Tu t’arrêtes un peu plus loin sur un parking de supermarché, cela ne va pas bien du tout. Pour ton anniversaire tu t’es enfoncé dans un délire de persécution coupable. Tu envoies un nouveau texto, Que se passe-t-il, réponds-moi, je flippe quand on ne me répond pas ! Tu achètes des trucs au supermarché, oublies le chocolat sur le tapis de caisse. Tu repars. Finalement l’amie répond qu’elle était débordée, le temps a filé, désolée.
     Tu la remercies, so everything is fine. Tu arrives en bord de Manche. La mer est basse, en décalage de trois heures avec Douarnenez, comme un soleil qui se lèverait à l’ouest. Elle monte. Tu marches vite sur les plages, coupant court au sentier côtier, tu veux atteindre les plus belles criques du monde à Erquy avant la fin du jour. Le vent te frappe en ivresse, demain tu seras à Paris. Voici le cap d’Erquy. Voici… la tour de forage des éoliennes.
     Comme un poignard enfoncé sur la ligne d’horizon. En préfigurant 62 au total, et déjà les criques que tu aimais tant sont gâchées à jamais. Il faudra être aveugle pour y rêver encore. Trois gros hommes accourent pour se baigner, ils sont laids, bruyants, vulgaires. Ils s’en foutront, des éoliennes. Tu es expulsé d’un paradis, tu ne reviendras plus jamais ici. Tu repars, la nuit tombe. La mer est haute à présent, et le chemin est long.

     Et la lune ne se montre pas. Les étoiles si, tu n’as pourtant pas besoin de t’y guider ouest-sud-ouest. Tu n’es pas pressé non plus, c’est ton anniversaire, c’est le chemin du retour et de l’adieu. Mais peu à peu tu n’y vois plus rien. Obscurité complète dans les tunnels de végétation, tu tombes, tâtonnes, ramperais presque. Tomberais de la falaise. Tu rejoins la route. La lune se lève. C’est une fin heureuse.