mardi 27 décembre 2022

Attentives #29

Il avait cependant des manies intrigantes, et même irritantes. Par exemple, il changeait brutalement d’itinéraire, coupant à travers champs au lieu de suivre son chemin. Ou alors, ayant fait volte-face, il marchait à reculons pendant quelques mètres, en me priant de l’alerter s’il déviait de sa trajectoire ; ou encore, il tournait la tête à droite et avançait sans regarder devant lui, comme sous l’effet d’un torticolis.
Au début, j’imputai ces pitreries à son excentricité naturelle, et m’efforçai de n’y pas prendre garde ; mais, au bout d’un moment, je finis par me plaindre.
- Allez-vous cesser de faire le zouave ?
- Pardon ?
Il avait l’air sincèrement étonné, comme s’il ne voyait pas de quoi je parlais.
- Votre fureur de marcher à reculons, et de suivre des itinéraires impossibles !
- Ah.
Il s’arrêta et sortit sa gourde.
- Je croyais que vous aviez compris, dit-il.
- Compris quoi ?
- Les raisons paysagères de ma conduite.
- Eh bien, non.
Il ouvrit grand les bras, comme pour embrasser le décor. Nous étions à la lisière d’un bois ; à droite, une pente douce, herbue, descendait jusqu’à une haie de fougères.
- Que ne voyez-vous pas ? demanda-t-il.
La question me surprit ; je ne répondis rien.
- Un panneau publicitaire, par exemple. En avez-vous aperçu ?
- Euh, non.
- L’horrible entrepôt, à la sortie du village : l’avons-nous vu ? Non, ni le centre commercial. En tout cas, moi, je ne l’ai pas vu, car j’ai tourné le dos à un moment précis. Vous, je ne sais pas.
Je commençais de comprendre. Il poursuivit.
- La ligne haute tension, au fond de la vallée : pas vue. L’infecte barre d’immeubles près du champ Perraud : pas vue. Etc.
- Vous sélectionnez ce qui tombe sous vos yeux, conclus-je.
- Exactement, répondit-il. Je compose mon paysage, en éliminant ce qui le gâcherait.
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Je gomme mentalement de mes cartes tout ce qui me blesse : les endroits où j’ai trébuché, où je suis tombée, ceux où l’on m’a frappée, outragée, piquée au vif, ceux où j’ai souffert. Tous ces lieux, d’un coup, cessent d’exister sur ma mappemonde.
Ainsi, j’ai effacé plusieurs grandes villes, et même une province entière. Peut-être en viendrais-je un jour à gommer un pays entier. Il faut dire que les cartes acceptent ce traitement radical avec beaucoup de compréhension ; elles doivent garder la nostalgie des taches blanches, de cette époque bienheureuse de leur enfance.
Parfois, quand je suis amenée à retourner dans ces lieux sans existence (j’essaie de ne pas être rancunière), je deviens un œil mobile, évoluant comme un fantôme dans une ville spectrale. Si je me concentrais un peu plus, je pourrais passer ma main sans problème à travers les dalles de béton les plus compactes ou traverser les boulevards aux heures de pointe, en louvoyant sans dommage, impunément, silencieusement, au milieu de longues files de véhicules.
Or je me garde d’agir ainsi et j’adopte les règles du jeu des habitants de ces villes. Je tâche à chaque fois de ne pas dévoiler à ces pauvres gens que, gommés de la carte, ils sont devenus prisonniers de lieux d’illusion. Je leur souris et j’acquiesce à tout ce qu’ils disent. Loin de moi l’intention de les plonger dans la confusion mentale en leur révélant qu’ils n’existent pas.
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Alors Kublai Khan l’interrompait ou imaginait qu’il l’interrompait, ou Marco Polo imaginait qu’il était interrompu, avec une question comme : "Est-ce que tu avances toujours avec la tête tournée vers l’arrière ?", ou bien "Ce que tu vois est-il toujours dans ton dos ?", ou mieux encore : "Ton voyage a-t-il lieu seulement dans le passé ?"
 
Bernard Quiriny (in Portrait du baron d’Handrax)
& Olga Tokarczuk (in Les pérégrins)
& Italo Calvino (in Les villes invisibles)