Il court toujours, le chien, malgré son ventre ouvert. Seul
un morceau de boyau dépasse, d’entre deux muscles rouges. Et Binh-Dû est convié
à une danse importune, impossible de refuser, ils sont tous venus en son
honneur. Il passe de bras en bras. Il est le centre de l’attention. S’il avait
su, il n’aurait pas enfilé ce pull gris (et le petit trou de cigarette près de
l’encolure, l’ont-ils remarqué ?), il se serait lavé les cheveux, il se
serait composé une attitude, à tête reposée. Au lieu de ça, il ne sait plus où
donner. Où s’est enfuie celle qui l’attendait. Est-elle partie pour ne pas
déranger ? S’est-elle imaginée qu’elle déparait, qu’il avait mieux à
faire, que ce n’était pas le moment ? Dans les vastes salles du palais il
court à sa recherche. Chaque rebond de ses pieds sur le sol semble lui déchirer
quelque chose à l’intérieur, une fibre après l’autre. À coup sûr il y aura un
point de non-retour, de dislocation définitive où il s’effondrera sans pouvoir
se relever. Des mains compatissantes se tendront vers lui. En tas par terre il
sentira encore qu’il respire, chaque prise d’air un sanglot, chaque souffle une
larme. Il fermera les yeux. Il priera pour un meilleur réveil.
vendredi 22 février 2019
jeudi 21 février 2019
21 février
L’amour
est-il aussi un bavardage ? L’amour des corps s’entend, celui qui plaque
la peau contre la peau, l’amour est-il parfois une gifle ? L’amour est
tout, c’est entendu, dites un mot, n’importe lequel et ce sera l’amour. L’amour
toujours. Couteau. Pain. Lustre. Faisceau. Vaisseau, vaisselle. Solitude.
Froidure. Et chaleur. Béton. Mémoire. Tout est amour, jusque dans la larme qui
coule sur la joue. Dans l’éclat du soleil qui se réverbère sur une fenêtre d’en
face, dans la faim. Binh-Dû hésite entre admiration et dévoration.
Il ne
sait plus où il en est. L’admiration reste en surface mais il arrive qu’elle
porte son fer dans la plaie. La dévoration est un cheval fou dont on n’ôtera
pas la robe. L’amour est un prétexte bardé de paroles prétendument belles – pour
qui se défie des mots. Une explication superflue. Un avant-goût prêt à galoper
nul ne sait où. C’est le contre-signe du manque, un marque-page terrifié, terrifiant
et consolateur. L’avenue monte du fleuve tel un jarret tremblant sous l’effort,
il faudrait ralentir sans crainte d’en mourir.
mercredi 20 février 2019
20 février
Et ils
continueront à confondre le désir et l’amour, le sentiment et l’attention.
L’attention et la bienveillance. La bienveillance et le don. Le don et
l’échange. L’échange et l’inventivité. L’inventivité et la proposition. La
proposition et le rire. Le rire et la joie.
Dans un
épuisant mouvement brownien, croyant qu’ils progressent, qu’au bout du prochain
revirement se fera jour le bout du tunnel. Ils se cognent aux parois de leur
crédulité, résignés à ne pouvoir reculer. Ils sont uniques !
L’un
d’entre eux se nomme Binh-Dû, regardez, c’est celui qui lève une main là-bas.
Ah non, il l’a rabaissée, on ne le voit plus. Il pensait être très différent,
pour commencer il aurait été immortel. Et pour finir aussi, comme un serpent se
mord la queue.
Ou un
chien, le genre qui s’y connaît en joie et en désir. Et en attention. Au ras du
sol il dévale la pente, faisant s’envoler à nouveau les feuilles mortes. Puis
il la remonte, pas encore essoufflé. Cela peut durer longtemps.
mardi 19 février 2019
19 février
Non,
je t’assure, mon étonnement est sincère. Toujours ça à mettre au crédit de
Binh-Dû. Les femmes les plus belles doutent toujours de l’être. Elles
s’imaginent que plus belles sont celles qui défilent en dentelles sous le
regard des photographes. Elles croient non seulement n’être pas
particulièrement belles à l’extérieur, mais très ordinaires à l’intérieur.
Elles se moquent gentiment de leur amoureux qui prétend voir sur leur visage et
leur corps l’irradiation de leur beauté profonde, merci du compliment, je suis une sorte de radioactivité alors ?
Si le
point d’équilibre de votre existence est l’attente, vous me semblez bien mal
embarqués, mon garçon, ma fille. Si vous concevez le désir comme la réponse à
des attentes, pauvres de vous ! (Bien qu’on progresse aussi de cette
manière, sous les coups de sang, dans la délectation nauséeuse d’être pliable,
malléable, préférable et jetable.) Mais si la sincérité vous taraude, alors
vous pourriez bien vous-mêmes être de ces fauves aux yeux intenses guettant le
moindre effluve prometteur dans la savane, griffes rétractiles sous les
coussinets de vos pattes.
lundi 18 février 2019
18 février
Nos campagnes sont des havres, n’importe la somme d’os et de métal
forgé enfouis dans le sol, par-dessus les arbres poussent. Même avant le
printemps les oiseaux chantent. Les routes ont elles aussi souillé la terre
mais c’était il y a longtemps, maintenant on les dit champêtres. Et pittoresque
paraît une ruine. En marchant droit, on finira par éprouver la rotondité du
monde, ne serait-ce qu’en se retournant dans l’idée de mesurer le chemin
parcouru – impossible, il a disparu. Je
te promets, fut-il dit autrefois, tu
reviens de loin.
Et le risque est minime qu’un lion surgisse au détour d’un bosquet, ou
même qu’un lapin ne nous prenne en chasse, dents en avant. Oh, nos émotions
sont si sophistiquées ! Les robes de soirée incitent à la promenade dans
la roseraie, un bras ferme pour conserver son équilibre malgré les talons et la
flûte. Un peu de mélancolie sous la clarté lunaire, et un désir désespéré.
Ensuite on reprendra le cours des villes, l’espoir d’autres latitudes. Et on se
plaindra, encore et encore. On finira par s’offrir des vacances dans un pays pauvre.
dimanche 17 février 2019
17 février
Quel est le point
commun entre un lion et une salade ? Le lion n’est pas une chèvre et la
salade n’est pas un chou. (Oh, ces définitions négatives...) Le lion est une
extrapolation du lapin. La salade est censée attendre dans le potager. De point
commun il n’y a peut-être pas, mais une tension entre les deux, Binh-Dû en
jurerait. Il jurerait qu’il a vu les feuilles de la salade frémir. La clôture
est cisaillée en un endroit, de haut en bas, par où tous les légumes pourraient
s’enfuir. Le lion a le réveil vaseux, son rugissement masque une profonde
lassitude.
Et les éléphants,
sont-ils mangeables ? Qu’est-ce qui n’est pas mangeable, selon quels
critères ? Le cochon dressé sur ses pattes arrière se fend d’un grand
sourire à l’entrée du restaurant. Binh-Dû est fatigué, sans doute par excès de
toxines dans le sang. Les origines de ses habitudes se perdent dans un
sentiment d’incrédulité – qui est une expérience en soi. Intensifierait-il
délibérément son hébétude, jusqu’à ne plus savoir comment se tenir à table ou
s’en lever, poser un pied devant l’autre ou un baiser sur une joue ?
Pitié ! crie la salade.
Inscription à :
Articles (Atom)