samedi 9 juin 2018

9 juin

Ce n’est pas la joie, croit constater Binh-Dû, tant se lever ce matin lui fut un effort. L’assertion est prophétique, elle ne s’en impose pas moins. Quelques lunes plus tôt il se riait de la distinction nulle entre se croire amoureux et l’être. Maintenant, que va-t-il faire ? Glisser du sentiment de la vieillesse à celui du désespoir ? Se souvenir des temps bénis, cela se passait ici et cela se passait là, et cela n’a plus lieu de se passer désormais ? Mais qui voudrait le suivre au fil de ces considérations méandreuses...
           Quelqu’un dans un an lui dira J’étais là. Tandis que tu te lamentais j’étais tout proche et je n’attendais qu’un appel de toi. Peut-être n’attendais-je pas avec une telle intensité, mais j’aurais répondu. Quelqu’un mais qui ? Binh-Dû fait un tour d’horizon comme on se retourne dans son lit, il n’aperçoit personne. Quelqu’un dans un an lui dira Je n’étais pas encore là mais sur le point d’apparaître, n’en avais-tu pas le pressentiment ? Le soir venu Binh-Dû ferme les yeux, il entend mieux. Il ronfle.

vendredi 8 juin 2018

8 juin


C’est jour de fête. La plus danseuse des amies de Binh-Dû, en jeune épousée s’avance cachée derrière un bouquet de roses blanches, et s’autorise à l’abri des regards une dernière exultation d’enfance avant de rejoindre la noce. Puis lui aussi quitte la grange et retrouve à l’une des tables dressées sur la pelouse son amoureuse d’il y a cent douze jours. Quatre lunes plus tôt exactement ils se voyaient pour la dernière fois avant ce jour, sans le savoir, le compteur est remis à zéro mais tout a changé d’une certaine façon (et non d’une autre), est-ce que cela suffira ? Est-ce que cela sera satisfaisant ? Peut-on s’étreindre à la fin devant une station de métro puis se séparer en souriant sans qu’un baiser ne soit échangé ? Tout en s’enfonçant dans la forêt, Binh-Dû médite sur le mieux que rien, les prostituées dans leur caravane ne dérangent pas sa promenade.
De retour à la prairie où plus rien ne s’impose. Dans cent douze jours, qui sait où les convives se seront dispersés, combien auront quitté le pays, emménagé dans un nouveau lieu, commencé une nouvelle vie. Il en faut peu pour se représenter telle ou telle décision de couple comme un sceau de mariage, Binh-Dû a toujours détesté les engagements qui l’excluent. Il a rarement le cœur à lancer du riz. La question du désir semble donc close, quant à celle de l’altruisme, elle ne s’est tout bonnement pas posée lors de leurs retrouvailles, à moins que son amie et lui ne l’aient résolue en la passant sous silence. Faisant comme si le désir n’était pas désespérant, par finalité. Il faudrait donc continuer à marcher côte à côte jusqu’à ce que la route bifurque, accompagner l’extinction des signes, et que Binh-Dû reparte s’investir ailleurs en bon homo economicus ?
Il y a trois attitudes possibles face aux extraterrestres, préfère-t-il théoriser : la première consiste à se croire l’un deux, échoué sur la Terre ; la deuxième réfute ce sentiment d’appartenance exilée ; la troisième identifie chez nombre de contemporains le gêne extraterrestre envahisseur. Dans le premier cas on est animé des meilleures intentions, on est gentil, on se sent terriblement seul. Le deuxième cas requiert beaucoup d’espérance ; c’est une consolation dispensée par un être humain certifié, envers qui éprouver de la gratitude. Dans le troisième cas nous avons besoin d’alliés car la guerre est en cours et nous résistons avec peine. L’ex-amoureuse de Binh-Dû rejoindra peut-être une cellule de lutte autonome. Binh-Dû quant à lui reprendra son bâton de samouraï. Puisant son courage dans l’orgueil anticipé de ses propres funérailles.

jeudi 7 juin 2018

7 juin

Rester altruiste ou engager à plein son désir. Tel est le dilemme qui attend Binh-Dû de l’autre côté de la nuit. Avant cela, une nonagénaire en regain déclare son amour à un eurasien qui pourrait être son petit-fils. Ou le frère de Binh-Dû, est-ce sa faute si la vieillesse ne cesse de se rappeler à lui ces jours-ci ? La vieille dame a de sévères pertes de mémoire, ses yeux brillent comme à quinze ans et son sourire contient un peu de l’abandon passionné auquel elle se livrait du temps où les hommes s’évertuaient à la séduire. Le frère de Binh-Dû est troublé, il n’imaginait pas que son charme pût être si puissant. Personne ne concevrait qu’il engage son désir, et pourtant il y a sollicitation. Pourtant il prête déjà son bras, sa main, il laisse caresser sa joue. Binh-Dû tire certainement avantage de son altruisme, ne serait-ce qu’un allègement de responsabilité envers lui-même, qu’il noie dans l’attention aux autres. Et le dispense de décider ce qu’il ressent, conséquences incluses. Il ne cessera jamais d’éprouver les sentiments d’un enfant de quinze ans ou d’un vieillard de quatre-vingt-quinze. Il cessera peut-être un jour d’être si raisonnable, et on lui en saura gré. Ou il périclitera sans dommage apparent.

(merci à Valeria Bruni Tedeschi)

mercredi 6 juin 2018

6 juin

D’abord, Binh-Dû peste contre la décision prise de fermer le parc en raison d’une alerte météorologique. Il exècre cette logique d’alerte qui envahit insidieusement le quotidien. Si éloignée de la vivacité du moment présent. Si petitement sécurisante. Certes, le vent souffle un peu fort, et alors ? N’a-t-on plus le droit de risquer de se prendre une branche morte sur la tête ?
Ensuite, il s’essaie à la plaisanterie avec une hôtesse d’accueil (quelle vulgarité dans ces appellations marketing...). Il propose qu’on lui rembourse ses tubes de dentifrices sans en retrancher la promotion de deux pour le prix d’un. Il se fait pitié. Devant le stand des légumes, il informe un couple que les avocats bios sont moins chers que les pas bios. Mais qu’est-ce qui lui arrive ? Lui revient en mémoire qu’à la poste, il a perdu deux minutes à négocier avec un automate le rapport poids/euros d’un paquet à timbrer.
Il est devenu vieux, c'est ça ? Et avare, par-dessus le marché ? Ou bien a-t-il toujours été vieux et avare ? Et acariâtre aussi, croyant que c'était de la rébellion ? Ou bien est-ce seulement la peur de vieillir qui l'amène à s'inquiéter si souvent de son âge ? Il accélère le pas, face au vent. Alerte au fâcheux, à l'ennuyeux ! Qu'un pot de fleurs tombe et le réveille !

mardi 5 juin 2018

5 juin

Il y a des lettres que Binh-Dû a raison de méditer longtemps pour en définitive ne pas les envoyer. Le problème est qu’il ne sait jamais lesquelles. C’est-à-dire qu’il s’en doute, sur le moment cela ressort de l’intuition. Mais même ce doute intuitif est sujet au doute, puisque le moment est composé de moments. Par exemple, le moment de l’écriture est exempt de repentir (par exemple et par définition tant ce présent-là est compact). En revanche le moment du remuement ensommeillé (la première nuit qui porte conseil) imagine déjà des alternatives à ce qui n’est pas encore un souvenir fiable – est-ce bien cela qu’il a écrit et qui ne convient pas, mais alors pas du tout ? Puis il y a le moment de la relecture qui est toujours une expérience d’étrangéité – quelqu’un a écrit ceci qui convient ou ne convient pas. S’initie alors le cycle des réécritures, une succession de moments cumulatifs, progressifs, parfois récessifs, tous similaires dans la forme et par le sentiment de relative absurdité qui les accompagne. Porté à l’extrême, Binh-Dû parvient, au terme d’une noria de rendez-vous avec lui-même, à un texte qui, s’il était envoyé à sa destinatrice, produirait dans le pire des cas un effet dramatique et piteux et dans le meilleur une faille d’entendement. (Ou bien non ? Ce serait l’amour reconnu, maintes fois esquivé ?) Le moment de l’envoi s’arrache par orgueil au conditionnel, Binh-Dû s’est par le passé donné des gifles. Reprenons, quelle était l’idée, à l’origine ? Il cherche, il doit fouir parmi ses phrases. Ça ne ressort pas, ça reste caché. Il gagnerait du temps à téléphoner.

lundi 4 juin 2018

4 juin

Cette jeune acrobate, on en tomberait instantanément amoureux, non seulement parce qu’elle est acrobate mais pour ce moment où elle se tient immobile sur le devant de la scène et laisse monter les émotions sur son visage. Ce moment où toute une palette d’intimité se dessine et s’expose, confraternellement.
Ce n’est pourtant pas trop l’humeur de Binh-Dû – la confraternité. Mais il se souvient de l'amie du 31 mai suggérant qu’un bavardage misanthrope dissimulerait de la bonté. Question de pudeur et de priorités. L’acrobate si aimable dont il pourrait être le père, il lui semble qu’il pourrait ainsi qu'un fils désirer se l’accaparer.
Comme une impulsion très naturelle, le tabou consisterait à aimer sur un pied d’égalité. Ni père ni fils, et en vertu, oui, d’une conception tendancieuse de l’amitié. Elle lui sourit, lui dit merci. Binh-Dû, tel un petit frère rangé des voitures et des footballeurs, lui achète un poster qu’il punaisera sur une porte de placard.

dimanche 3 juin 2018

3 juin

Binh-Dû ne se lève pas au son du réveil, il bâcle une collation minimale, rallonge son trajet de plusieurs kilomètres et de longues minutes – faute de l’avoir correctement étudié au préalable, il arrive donc en retard pour le spectacle qu’il aurait aimé voir, se rabat sur un attroupement, les gens rient, à vue de nez un comédien travesti parodie Céline Dion, la pluie se met à tomber, l’amie que Binh-Dû devait retrouver est introuvable, ne répond plus au téléphone, le ciel reste obstinément gris pluvieux, tous les spectacles sont annulés, Binh-Dû se perd puis doit se rendre à l’évidence : on lui a volé sa voiture.
Binh-Dû se réveille quand son corps lui en donne le signal, il invente sur le pouce un plat de restes, dans sa voiture les heureux embranchements de l’autoradio font passer ses inspirations erronées, le spectacle manqué sera rejoué demain – au moins ce mauvais clown fait rire les enfants –, puisqu’il pleut Binh-Dû se réfugie dans un supermarché où il espère trouver une boîte de haricots verts, au tournant d’une allée il tombe nez à nez sur son amie en panne de batterie entrée acheter des collants, ils se racontent leurs vies dans une brasserie, la voiture attend là où Binh-Dû ne se souvient plus de l’avoir garée.