vendredi 14 septembre 2018

14 septembre


Le mouvement attire l’œil, sans mouvement tu pourrais aussi bien être une pierre. Un chat perché au sommet d’une colonne, qui contemple le passage du temps, indifférent tant à la pluie qu’au soleil, ses yeux ne cillent pas, ses pupilles n’accommodent pas, il n’est là que pour faire illusion, trop évident pour être vivant, parfaitement dissimulé à l’intérieur de lui-même.
Personne ne viendra te toucher. Tandis que si tu joues le jeu, selon que tu sois homme ou femme, tu risques d’obtenir ce que tu es censé(e) rechercher : le contact d’un autre corps qui satisfera cet étonnant besoin de confirmation. Binh-Dû en retrait sur son banc observe sur la pelouse les ellipses du désir. Parade des bisets, contre-parade des colombes.
S’il était un chat, il voudrait leur voler dans les plumes. Mais il préfère laisser un sourire imprécis se diluer dans l’atmosphère. Il ne sait pas ce qu’est la soumission à un désir prédateur. Il ne comprend pas comment ne désirer que l’objet. L’excitation de la proie lui est étrangère, de même que l’instinct du chasseur. Sa sauvagerie semble paisible.

jeudi 13 septembre 2018

13 septembre

Dans un théâtre, en bas des gradins aux sièges rabattus, en pleine lumière se trame une histoire. Seuls les protagonistes sont présents. Et ils ignorent encore ce que racontera leur présence quand, deux ou trois mois plus tard, la salle sera éclairée elle aussi a giorno et qu’un brouhaha enjoué se mêlera au claquement des sièges.
L’étoile déploie ses membres. Ses esprits fusionnent. Elle se désolidarise pour mieux s’étirer, un corps autonome se contorsionne, puis un autre, la danse ne cessera pas après la danse. Les pieds seront reconnaissants de se marcher dessus. Les mains supineront au sol, au ciel, puiseront bas la dissémination des poussières.
Le miracle réside dans l’attention. Que se passe-t-il à l’intérieur qui trouve forme à l’extérieur, quel mystère est-il à l’œuvre pour que ce geste-ci, cette expression-là, ce déplacement de son et d’air soient si parfaits ? Comment n’en pas rester abasourdi ? La réponse est simple, tranche Binh-Dû, il suffit de se glisser au sein du passage.

mercredi 12 septembre 2018

12 septembre


Tout est prémonitoire. Et nous avançons à chaque instant au bord d’un renversement. L’enjeu serait-il donc de savoir oublier ? Avant les traumatismes il y a toujours l’innocence. Binh-Dû en son royaume ouvre de grands yeux candides. Il joue, cela il sait faire. Pas nécessairement seul. Il ne ressent aucun besoin d’oublier, étonné déjà que de ses premières années ne lui restent que des bribes oniriques, le visage souriant de sa mère se penchant au-dessus du landau, un chat sur un mur, le pyjama dont il ne trouvait plus les jambes.
À présent, c’est plus compliqué. Il doit mobiliser des techniques mentales sophistiquées afin de ne pas constituer les problèmes en soucis, plus en amont encore ne pas préméditer les problèmes. Il doit se cogner contre des choix ineptes (colère ou désespoir ?) pour ouvrir du crâne une autre alternative. Et puis il lui faut aussi se souvenir (être lui-même, en somme) des champs d’amour éternel. Substituer sa propre ruse à celles qu’on voudrait lui opposer, d’un côté savoir, de l’autre ignorer. Et ainsi écrire l’avenir.

mardi 11 septembre 2018

11 septembre


Mais où est la logique qui consiste à rattraper son retard ? Pourquoi payer ses dettes ? Combien de fois serait-il admissible d’être simultanément amoureux ? Binh-Dû n’a que faire de ces questions.
Où est passée la lumière du jour ? Pourquoi n’y a-t-il jamais assez de confiture pour farcir le petit pain au lait ? La pluie est-elle encore de la pluie quand elle a touché le sol ? Ah, voilà que ça devient intéressant.
Une jeune femme, doutant tragiquement de sa beauté parfaite, se fait percer les tétons pour y insérer deux petits cylindres de métal inoxydable. Les marchands d’armes n’ont pas de souci à se faire.
D’autant que l’air fraîchit. On ne sait plus comment transpirer, ni que faire de notre cou si vulnérable. Nos propres mains pourraient décider de le serrer à l’étouffade, et il n’y aurait plus jamais besoin de passer l’aspirateur.

lundi 10 septembre 2018

10 septembre


Il faudrait être un père Noël. Mieux qu’un magicien, quelqu’un qui apparaîtrait dans votre vie pour exaucer des désirs inimaginables. À en pleurer, c’est-à-dire que vous pleureriez et que Binh-Dû pleurerait avec vous. Là il serait content. Pour l’heure, il contemple une escalope de dinde mise à décongeler, le film plastique qui la protégeait a laissé sur la chair des rides prononcées, on dirait une plante de pied, d’un nourrisson ou d’un vieillard. Un magicien la transformerait en ce qu’elle était vraiment, et elle s’envolerait par la fenêtre.
Mais tout le monde ne désire pas voir des oiseaux bien découpés reprendre forme et vie, tout le monde n’a pas la nostalgie du père Noël, certains ont même horreur des magiciens, des clowns et du théâtre de guignol. Ou c’est plus subtil : le désir est non pas tant de soigner l’autre que d’éveiller son propre pouvoir de guérison. L’idée serait d’être suffisamment guéri soi-même pour pouvoir aider l’autre à se guérir. Son pas suspendu mène Binh-Dû le long du canal, où il discute de tout ceci avec une amie déterminée.

dimanche 9 septembre 2018

9 septembre


Ce serait un entêtement progressif, disons la comptine des dix petits scouts. Le premier a noué son foulard de travers. Le deuxième porte de grosses lunettes. La troisième a l’air de s’excuser – Binh-Dû lui pardonne. La quatrième ressemble sûrement à sa mère, dans sa jupe plissée. Le cinquième... Mais qu’est-ce que c’est que cette invasion ? S’il n’y en avait que dix, passerait encore, mais il y en a partout de par la ville, en groupes de deux ou trois. En plein apprentissage de la mendicité, et les braves gens s’arrêtent, leur donnent la pièce, repartent avec un calendrier obscène – des scènes paramilitaires et souriantes. Sans doute les chefs pubères des scouts appellent-ils cette opération une collecte de fonds pour leur paroisse, peut-être tiendra-t-elle lieu d’initiation à la vente – et les parents seront rassurés d’entrevoir ainsi le potentiel marchand de leur progéniture. L’affliction gagne Binh-Dû face aux enfants-soldats en uniforme. Les treizième et quatorzième, galons de chefs sur les épaules, ont presque l’âge des combats réactionnaires, un petit garçon s’immobilise, épanoui d’admiration pour les insignes et les chemises marron bien repassées. Binh-Dû sent l’indulgence qui l’abandonne, c’est alors que le bambin l’aperçoit, lui le métèque, débraillé, échevelé, à l’air mauvais ; son petit visage se décompose d’un coup, tout juste s’il ne se met pas à pleurer.

samedi 8 septembre 2018

8 septembre

La pluie attend que Binh-Dû pose le pied dehors pour se mettre à tomber. Tel un chien qui tourne en rond dans l’entrée, la queue battant les murs, tandis que son maître, lentement, interminablement, décroche son manteau de la patère, se saisit de la laisse et des clefs, vérifie qu’il n’a rien oublié, s’agenouille pour lacer ses chaussures – maudit clebs, on y va, j’ai compris, inutile de me bousculer ! Il y a toujours la crainte que le chien pisse dans l’escalier, un jour peut-être et ce sera mauvais signe, ultime rappel de ses années de chiot.
La pluie tombe de plus en plus dru mais c’est toujours l’été, il y a un point d’honneur à la recevoir tête haute, voire à renverser le visage et forcer un sourire. Son goût se mêle à celui de la peau. Un jour prochain, le geste révolutionnaire consistera à ouvrir la main vers le fruit mûr pendant de l’arbre plutôt qu’à serrer le poing – les arbres des villes portent-ils seulement des fruits ? Le chien s’enivre à présent des odeurs d’humus qui s’élèvent du sol. Toi, oui toi, l’homme ! Lâche la tête. Sois comme le chien. Alors affluera le sang de tes désirs.