dimanche 16 septembre 2018

16 septembre


Muni de son badge, Binh-Dû traverse d’un pas princier les salles du palais, il dévale les escaliers de marbre, franchit les portes coupe-feu, pour un peu il se sentirait chez lui dans les toilettes. L’eau jaillit en réponse à l’arabesque de sa main – car ce n’est pas seulement le badge qui fait sa noblesse, mais également l’élégance de ses gestes. C’est bien simple, on le prendrait pour un danseur.
Du moins il s’y croirait. Passées les lourdes portes, la foule des gens ordinaires attendent de pouvoir entrer, leurs sacs prêts pour l’inspection. Une formalité dont il fut dispensé à son arrivée, après qu’il a coupé la file. À la sortie, direction la crêperie il pleut, les danseurs ont enfilé leur doudoune et leur bonnet tandis que lui parade encore dans sa chemise de soie. Aucun geste ne suspend la pluie.
Et l’emmental enflamme son palais. Binh-Dû serait aussi bien celui qui porte la cloche dans des mains gantées de blanc, ses pieds glisseraient sans bruit sur la pierre, son buste et son cou s’inclineraient avec déférence. La chorégraphie alors cesserait d’être inventive annonciation du prochain risque pour se figer dans la conservation. On mangerait ses crêpes comme dans un musée, perclus par l’effort. Brrr !

samedi 15 septembre 2018

15 septembre

Le stylite n’agit pas sur le voyage des nuages. Moins qu’un arbre, lequel de toutes ses feuilles appelle la pluie. Il ne fête jamais son anniversaire et pourtant les chiffres tournent, du zéro au zéro, l’infini inatteignable ne le fera pas fléchir sur ses jambes. Certes il verra l’aurore et le crépuscule, leurs différences subtiles de teintes, de température et d’expectative. Il connaîtra si bien ses points cardinaux qu’on se servira de lui pour orienter les prières – mais personne ne le priera. Pour tous il sera moins qu’humain. Un idiot. Un projet avorté.
Binh-Dû ne sera pas le premier à lui jeter la pierre. Il serait plutôt du genre à faciliter les velléités de son prochain, non à accroître ses misères. L’automne est à nos portes, braves gens, on rigole déjà un peu moins sous la pluie. On envie l’autre hémisphère. « Perché ! » crie-t-on comme un sauve-qui-peut dans la tourmente, et il s’agirait que les mauvais joueurs ne soient plus en mesure de nous dicter leur calendrier. Sinon, regarde : c’est l’hiver en un pli de feuille morte, il fait froid jusqu’aux os qui, chus de la colonne, se mêlent à la boue.

vendredi 14 septembre 2018

14 septembre


Le mouvement attire l’œil, sans mouvement tu pourrais aussi bien être une pierre. Un chat perché au sommet d’une colonne, qui contemple le passage du temps, indifférent tant à la pluie qu’au soleil, ses yeux ne cillent pas, ses pupilles n’accommodent pas, il n’est là que pour faire illusion, trop évident pour être vivant, parfaitement dissimulé à l’intérieur de lui-même.
Personne ne viendra te toucher. Tandis que si tu joues le jeu, selon que tu sois homme ou femme, tu risques d’obtenir ce que tu es censé(e) rechercher : le contact d’un autre corps qui satisfera cet étonnant besoin de confirmation. Binh-Dû en retrait sur son banc observe sur la pelouse les ellipses du désir. Parade des bisets, contre-parade des colombes.
S’il était un chat, il voudrait leur voler dans les plumes. Mais il préfère laisser un sourire imprécis se diluer dans l’atmosphère. Il ne sait pas ce qu’est la soumission à un désir prédateur. Il ne comprend pas comment ne désirer que l’objet. L’excitation de la proie lui est étrangère, de même que l’instinct du chasseur. Sa sauvagerie semble paisible.

jeudi 13 septembre 2018

13 septembre

Dans un théâtre, en bas des gradins aux sièges rabattus, en pleine lumière se trame une histoire. Seuls les protagonistes sont présents. Et ils ignorent encore ce que racontera leur présence quand, deux ou trois mois plus tard, la salle sera éclairée elle aussi a giorno et qu’un brouhaha enjoué se mêlera au claquement des sièges.
L’étoile déploie ses membres. Ses esprits fusionnent. Elle se désolidarise pour mieux s’étirer, un corps autonome se contorsionne, puis un autre, la danse ne cessera pas après la danse. Les pieds seront reconnaissants de se marcher dessus. Les mains supineront au sol, au ciel, puiseront bas la dissémination des poussières.
Le miracle réside dans l’attention. Que se passe-t-il à l’intérieur qui trouve forme à l’extérieur, quel mystère est-il à l’œuvre pour que ce geste-ci, cette expression-là, ce déplacement de son et d’air soient si parfaits ? Comment n’en pas rester abasourdi ? La réponse est simple, tranche Binh-Dû, il suffit de se glisser au sein du passage.

mercredi 12 septembre 2018

12 septembre


Tout est prémonitoire. Et nous avançons à chaque instant au bord d’un renversement. L’enjeu serait-il donc de savoir oublier ? Avant les traumatismes il y a toujours l’innocence. Binh-Dû en son royaume ouvre de grands yeux candides. Il joue, cela il sait faire. Pas nécessairement seul. Il ne ressent aucun besoin d’oublier, étonné déjà que de ses premières années ne lui restent que des bribes oniriques, le visage souriant de sa mère se penchant au-dessus du landau, un chat sur un mur, le pyjama dont il ne trouvait plus les jambes.
À présent, c’est plus compliqué. Il doit mobiliser des techniques mentales sophistiquées afin de ne pas constituer les problèmes en soucis, plus en amont encore ne pas préméditer les problèmes. Il doit se cogner contre des choix ineptes (colère ou désespoir ?) pour ouvrir du crâne une autre alternative. Et puis il lui faut aussi se souvenir (être lui-même, en somme) des champs d’amour éternel. Substituer sa propre ruse à celles qu’on voudrait lui opposer, d’un côté savoir, de l’autre ignorer. Et ainsi écrire l’avenir.

mardi 11 septembre 2018

11 septembre


Mais où est la logique qui consiste à rattraper son retard ? Pourquoi payer ses dettes ? Combien de fois serait-il admissible d’être simultanément amoureux ? Binh-Dû n’a que faire de ces questions.
Où est passée la lumière du jour ? Pourquoi n’y a-t-il jamais assez de confiture pour farcir le petit pain au lait ? La pluie est-elle encore de la pluie quand elle a touché le sol ? Ah, voilà que ça devient intéressant.
Une jeune femme, doutant tragiquement de sa beauté parfaite, se fait percer les tétons pour y insérer deux petits cylindres de métal inoxydable. Les marchands d’armes n’ont pas de souci à se faire.
D’autant que l’air fraîchit. On ne sait plus comment transpirer, ni que faire de notre cou si vulnérable. Nos propres mains pourraient décider de le serrer à l’étouffade, et il n’y aurait plus jamais besoin de passer l’aspirateur.

lundi 10 septembre 2018

10 septembre


Il faudrait être un père Noël. Mieux qu’un magicien, quelqu’un qui apparaîtrait dans votre vie pour exaucer des désirs inimaginables. À en pleurer, c’est-à-dire que vous pleureriez et que Binh-Dû pleurerait avec vous. Là il serait content. Pour l’heure, il contemple une escalope de dinde mise à décongeler, le film plastique qui la protégeait a laissé sur la chair des rides prononcées, on dirait une plante de pied, d’un nourrisson ou d’un vieillard. Un magicien la transformerait en ce qu’elle était vraiment, et elle s’envolerait par la fenêtre.
Mais tout le monde ne désire pas voir des oiseaux bien découpés reprendre forme et vie, tout le monde n’a pas la nostalgie du père Noël, certains ont même horreur des magiciens, des clowns et du théâtre de guignol. Ou c’est plus subtil : le désir est non pas tant de soigner l’autre que d’éveiller son propre pouvoir de guérison. L’idée serait d’être suffisamment guéri soi-même pour pouvoir aider l’autre à se guérir. Son pas suspendu mène Binh-Dû le long du canal, où il discute de tout ceci avec une amie déterminée.