vendredi 23 novembre 2018

23 novembre

Et l’averse enserre dans l’allée. Un porche ouvert accueille deux pieds mouillés, une tête d’où perle le surplus de pluie (ce qui ne fertilisera pas sous la peau l’humus-cervelle). Binh-Dû éternue une goutte au bout de son nez. Il reste sur le seuil, derrière lui le passage s’ouvre sur une cage d’escalier et une cour fermée, l’odeur de bois humide et de salpêtre invite à l’aventure – mais il ne recherche pas l’aventure. Un ours pourrait sommeiller au fond de l’antre. À l’extérieur, un figuier aux feuilles tardivement caduques frémit d’un millier de souvenirs. Et cela n’en finit pas de tomber.
Des créatures bombées passent, on les distingue à la couleur de leur parapluie. Très peu de ceux-ci sont colorés. Les voitures n’en finissent pas de rouler dans l’avenue voisine, ni les autobus, et dans les immeubles aux alentours les perceuses de percer. On ne s’entend plus pleuvoir ! déplore Binh-Dû, les joues ruisselantes. Comment s’étonner que les oiseaux aient déserté ? Il se tient sur la demi-marche du seuil perché, il évalue l’épaisseur du rideau liquide, penche son visage pour évaluer la course des nuages. Impossible, sinon, à l’oreille de savoir sur quel pied danser.

jeudi 22 novembre 2018

22 novembre

La plupart de nos entreprises relèvent d’une pulsion de diversion. Pourquoi, sinon, faire tout ce que nous faisons ? Pourquoi ces maisons, ces voitures, ces passions, pourquoi ces avions ? Pourquoi ces grands magasins ? Pourquoi ces livres qui prennent une vie à écrire, qui se lisent à l’occasion d’une insomnie ou d’un désœuvrement ? Pourquoi les guerres – mais là, Binh-Dû est conscient de céder à la facilité – pourquoi la conquête amoureuse – il aborde à présent les rives de la mauvaise foi. Par les rues les gens s’agitent.
Dans son réduit la vendeuse se réjouit de la température extérieure, comme si crever réchauffés était un meilleur sort. « On croirait une journée de printemps ! » s’exclame-t-elle, et Binh-Dû qui vient du dehors acquiesce en souriant. Il empoche l’agenda de l’année prochaine, sans doute cela prédispose-t-il à concéder un peu d’optimisme. La plupart d’entre nous semblent prisonniers d’une destinée indolente, jeter la pierre est contre-nature. Pendant ce temps, ceux qui dansent ne se privent pas de renverser les pôles.

mercredi 21 novembre 2018

21 novembre

Tout ce qu’il ne faudrait pas. Tout ce qu’il faudrait : canaliser l’obsession. Comme cette femme qui répète inlassablement ses pas de danse et aussi bien ceux de non-danse. Toujours en proprioception, chaque geste conscient des muscles correspondants, du jeu des articulations, du souffle qui accompagne. À tout moment saisir l’occasion d’un étirement, et même sans musique sauter sur ses pieds, devenir liane ou animal. Binh-Dû est happé par une vague vulvaire, il a le temps de penser « Cette fois je vais vraiment mourir » avant de se reprendre in extremis.
Même pas le temps d’avoir eu peur, ni le besoin d’un soulagement. Il est toujours vivant, soit, l’histoire continue. Comme ce couple qui descend la rue, jamais vus encore dans le quartier, l’homme porte la barbe courte et la femme une lampe de chevet à abat-jour. N’est-ce pas poignant ? Précisons que la nuit est tombée, il fera bon rentrer chez soi. Binh-Dû dans cette même rue espérait que ses épais rideaux conféreraient un peu de chaleur à la chambre où il emmenait son amie. Cela se passe quand le vent souffle. Ce soir il ne peut compter que sur sa propre chaleur.

mardi 20 novembre 2018

20 novembre


Dans un souci de promptitude et d’efficacité gestuelle, Binh-Dû s’est élancé vers la porte de la salle de bains, lustrant d’une glissade fendue le parquet. Il s’est rattrapé à la poignée, a ouvert vers l’extérieur, s’apprêtait à atteindre le carrelage quand sa chaussette s’est accrochée à un clou dépassant subrepticement de la porte, rabattant violemment celle-ci sur le torse en plein élan.
C’est dommage, alors qu’il avait justement l’intention, non seulement d’être vif et précis, mais aussi de revenir à des considérations d’ample respiration, plus factuelles, une matérialité de danseurs modèles relevant ici un bras, là une jambe, affinant le tableau, orientant les regards, de plain-pied avec la réalité de l’extra-quotidien – mais sans heurt, en douceur !
Au lieu de quoi, Binh-Dû se blottit contre le radiateur, n’osant plus trop bouger. Il ébauche une paresseuse théorie de l’effleurement, susceptible de revisiter tout le parcours d’une existence. Il a vaguement faim, l’image lui vient d’un pot de yoghourt aromatisé à la framboise, à moitié entamé, dans lequel une chenille aveugle attend que lui poussent des ailes.

lundi 19 novembre 2018

19 novembre


Au sein de l’alcôve ça ne capte pas. Rien ne passe, hors le temps. Le téléphone n’est plus qu’une radio cherchant en vain des stations FM. Mais Binh-Dû se doute que les messages s’accumulent, l’inquiétude causée sera impardonnée. Faudrait-il fuir sur un autre continent, en compagnie de cette femme qu’il n’aime ni ne désire ? Elle sourit sans joie. À l’intérieur de chacun de ses bras, sur la peau tendre est tatouée une estampille, telle une marque au fer attestant du propriétaire. Le notaire parle en anciens francs, sans doute pour se donner du cachet ou gonfler la note, il y en a pour des millions. Ce qui ne signifie pas grand-chose. De toute façon, la question ne se pose plus de vendre ou non, mais de tolérer la perte, nous vivons sur des mythes depuis que nous avons perdu la foi. La femme aux bras tatoués sort de son sac une lettre qu’elle a reçue, stipulant que son logement de fonction a été réattribué, elle ne sait pas ce qu’elle va faire. Elle l’envie, lui, Binh-Dû ?! Mais cela ne pourra pas durer éternellement, les cœurs s’usent à courir sans nulle chance de gagner ; en fin de compte le téléphone grésille une présence stellaire.

dimanche 18 novembre 2018

18 novembre

Les feuilles mortes jonchent le sol comme un tapis d’apparat, comme si la lumière du soleil, tamisée par les frondaisons, s’était déposée sur la terre, variation parmi celles incluant la neige, la tristesse ou la joie. Bref, c’est l’automne. La saison des disséminations inversées.
Comment vivrions-nous la disparition de nos sujets d’admiration, tous ces êtres qui, par la grâce de leur célébrité, peuplent notre imaginaire, ces références qui s’appartiennent si peu désormais qu’on ne peut s’empêcher de trouver ressemblance dans les corps, les intonations de tel ou tel de nos proches ?
Comment vivrions-nous la décimation ? Tomberions-nous au sol, chacun à sa manière, les genoux qui fléchissent, le bras qui retient, la tête qui cogne ? Nous endormirions-nous, seule parade possible pour amortir le choc ? Aurions-nous à ce point horreur du vide que nous désignerions aussitôt d’autres idoles ?
Dans la forêt, la pente trace un raccourci sur lequel Binh-Dû se laisse glisser, il arrivera aussi vite en bas que les familles à roues et à roulettes au terme de leurs circonvolutions. Il aura évité moult passages obligés. Il finira fier, comptant ses bleus. Il ouvrira ses rideaux à la lune.

samedi 17 novembre 2018

17 novembre

Il arrive qu’il faille lever le doigt pour répondre. Ou plutôt qu’il faille répondre en levant le doigt ? Ou est-ce histoire ancienne ? Le secret pour garder une haie bien taillée est de la tailler souvent. Binh-Dû devrait faire pareil avec ses cheveux. Avant qu’ils ne lui tombent sur les yeux. Le sommeil est une protection, la première vision à la levée des paupières est le disque aveuglant du soleil.
         Branle-bas, le regard se carapate au fond du terrier, où la lumière n’entre pas et l’air est confiné. Binh-Dû se verrait voyant d’alerte, à un autre niveau que l’ordinaire de l’humanité, résiduellement humain, maladroitement animal, peureusement végétal, quasiment pierre et sur cette pierre suinterait la rosée du tombeau. Il se sent adverbial. Marmoréen il se tient droit sur sa chaise.
          Il faudra plus qu’un discret signe de l’auriculaire à l’attention d’un cercle d’yeux baissés pour qu’il ose exprimer sa démangeaison. Davantage qu’une lévitation pour qu’il se décide à croire. Il doit agrandir la photo pour y reconnaître qui de droit, la justice immanente se fait attendre même au sein d’un aréopage sorcier. « Ai-je ma place parmi vous ? », telle est la question tenaillant le cœur du silence.