vendredi 14 décembre 2018

14 décembre

Le ciel se délite en eau, Binh-Dû n’est pas au mieux de sa forme – liquide ? Imbibée ? Il s’imagine alcoolique, ce n’est pas une transposition si acrobatique (encore faudrait-il qu’il aime et vomisse le goût de l’alcool, qu’il ne craigne pas de mourir prématurément et qu’il soit dispendieux). Les abeilles quant à elles s’effondrent dans un coma néonicotinoïdique et crèvent pour que des millions de sapins calibrés encombrent nos intérieurs et fassent rêver les enfants. Rêve, paillasse, c’est toujours ça de pris sur l’avenir, et tu bêtifieras mieux à l’heure de ta mort. Chez Binh-Dû, pas de sapin, pas d’enfant, et un certain niveau d’intelligence requis. Pour en faire quoi ? Il a l’idée de livres pénibles à écrire et que personne n’aurait envie de lire, à moins d’être dangereusement dépressif. Il cherche des titres rigolos, en anglais ça claque mieux, « Life on Earth since Chernobyl » ; « The Pre-Apocalyptic Generation », mais en français parfois ça s’impose, « Johnny, Jean-d’O et Marine – gloire d’une nation fasciste ». À la pensée de devoir dissiper les malentendus – prouver qu’il est capable de chanter « Je te promets » au karaoké sans lire les paroles ? – oh, comme il aimerait aimer et être aimé d’amour...

jeudi 13 décembre 2018

13 décembre


Binh-Dû l’aurait aimée à tout âge, il y a des êtres comme cela. L’instinct maternel implique peut-être de se projeter de l’autre côté du temps, passé le rebord, et de contempler son enfant devenue vieille personne, en fin de course. Pour l’heure c’est une petite fille qui ne veut pas lâcher la manche de son père. Plus tôt elle souriait dans son berceau. Plus tard elle se tiendra à l’écart des jeux des autres enfants. Puis des hommes la désireront follement, elle aussi peut-être... désirera ceux qu’elle aura choisis. Ainsi de suite, jusqu’à la grande vieillesse. Et à tout moment Binh-Dû, dès le premier regard l’aurait définitivement aimée. Ce fou, regardez-le toréer une voiture, éviter d’être éborgné par la pointe d’un parapluie, se glisser dans le passage fugitivement dégagé au milieu d’un couple las. Puis chez lui écouter le son de la pluie sur le toit. Par moments le vent monte en intensité au point de bousculer les portes de sa chambre. Pourquoi résiste-t-il encore ? Qu’a-t-il appris sur la puissance, sa propre puissance, le danger du trop ? Dans quelle vie s’est-il fourvoyé, et quelle autre, ignorée, se ravive-t-elle au creux de la contention d’un fauteuil de cinéma, pénombre entrelardée de simulacres, cris du cœur blessé, récompensé, sublimé ? Le ciel n’en a cure.

mercredi 12 décembre 2018

12 décembre


Reste toujours cette échappée au long de la falaise, qui mène à un retour, par les terres, le jour finissant. Et c’est toujours la veille de quitter le pays, avec le déchirement qu’il soit trop tard. On n’a pas besoin d’être mufle pour faire bande à part, il n’y a aucune gloire à tirer les cheveux des filles. Et jusqu’à quel âge sera-t-il admis de pleurnicher larmes de crocodiles – Mais c’est mon anniversaire ? Enfant gâté, d’autres vont s’écorcher les genoux aux troncs des arbres plutôt que de trépigner dans les boutiques feutrées. Binh-Dû a du succès avec son bonnet bleu turquoise, les vendeuses croient peut-être que ses cheveux sont douchés du jour. Il serait encore plus séduisant avec son bonnet gris, voire avec un bas de laine enfilé sur la tête. Au cinéma, il se prend à espérer que les malfrats ne trouveront pas leur complice (si jolie...) chez la logeuse où elle est censée les attendre. Ainsi ils partiraient sans elle, Binh-Dû est disposé à ne plus la revoir si cela peut éviter qu’elle soit trucidée d’une balle perdue lors du cambriolage. Il lui écrirait, elle lui renverrait une photographie dédicacée. Ce qui ne réglerait rien, dans l’entrée, à côté des bottes, la boue a dessiné des motifs aux carrelages, comme les cartes d’un monde perdu.

mardi 11 décembre 2018

11 décembre


La fête bat son plein, Binh-Dû s’est enfui. Il ne s’attendait pas à voir son amie, depuis si longtemps disparue, d’un coup réapparaître. D’un coup assise dos à lui, Binh-Dû n’a pu s’empêcher d’avancer la main pour toucher son bras nu, signaler sa présence, l’a-t-elle reconnu seulement, se tournant de profil, ou était-elle trop triste tandis qu’un amant sans doute pérorait à son côté ? Dans la cuisine un chat fait régner la folie, renversant les verres, éparpillant les gélules bicolores. Une écharde se plante dans le pied de Binh-Dû, effrayé, qui cherche ses chaussettes.

Dehors il bruine, et c’est bon de sentir le froid couler des narines, sa saveur salée suspendue au rebord de la lèvre supérieure. C’est bon d’avoir les yeux qui pleurent et de ne pouvoir départager les eaux. De la langue, Binh-Dû inspecte sa mandibule, la face interne des incisives inférieures, comme il n’en aura plus le loisir en état de squelette. L’une de ses orbites est vide, se souvient-il, ce qui se vérifie quand il renverse la tête en arrière : il peut voir en-dedans de son crâne. Mais quand il se remet d’aplomb, il voit toujours d’un œil, même en fermant le bon.

lundi 10 décembre 2018

10 décembre


La fatigue serait-elle une transgression ? Binh-Dû se pose la question alors que la brume envahit lentement son cerveau, peu de chance qu’il trouve une réponse là-dedans. Le sang s’épaissit aux tournants, modifiant les échos. Nul ne saurait dire où mène le cycle pourtant maintes et maintes fois suivi – parce qu’on ne se souvient jamais. Le train peut être dit infernal même s’il tourne à régime réduit. Where are we now ? chante pour l’éternité l’homme aux yeux vairons, en un point mystérieux de la galaxie, régénéré, dans son berceau il gigote et babille en paix.
Ou serait-elle plutôt prélude à la danse ? Invitation lancée, joie d’être femme et de se laisser porter, tu trouves peut-être une forme de réconfort dans l’empêchement, suggèrent à Binh-Dû une amie après l’autre, je suis heureuse que nos destinées se rejoignent, relève une troisième. Une quatrième cherche toujours à réguler au plus juste la chaleur émise par son radiateur, pour être homme neuf il faudrait commencer par ne plus compter. Alors les hivers sans Bowie révéleraient l’élémentaire motivation du geste inédit.

dimanche 9 décembre 2018

9 décembre

À la table d’à côté, les fêtards ont la bière hurlante. Il va se calmer, promet l’un d’entre eux au serveur qui vient interposer sa carcasse imposante entre leur table et celle où Binh-Dû et son amie boivent leur tisane. Depuis les toilettes on entend un oiseau chantant inlassablement, sans doute dans une cage à l’intérieur d’une pièce close aux murs d’un rouge sombre, meublée de fauteuils usés et de banquettes où feignent de s’alanguir des prostituées chinoises, l’autre bout du couloir mène à un restaurant auvergnat où cent casseroles concoctent l’aligot au chou farci.
Tu aimes tout de Brassens ? demande la fumeuse au non-fumeur frigorifié qui l’a accompagnée à l’extérieur, dont le cerveau se contorsionne pour trouver la réponse adéquate, alors en fait, non, il n’aime pas tout. C’est plus stylé – de manifester son  esprit critique. Le problème, c’est qu’elle attend des précisions, des titres, des raisons. Il fait froid, non ? La neige ne va pas tarder à tomber, dès que les derniers métros auront cessé de circuler. Parfois on est trop gentil, parfois on est sans pitié. Binh-Dû a failli prendre menthe-verveine, il se sent fier d’avoir osé la camomille.

samedi 8 décembre 2018

8 décembre


Tu te réveilles et tu ne sais pas où tu es. Dans ton lit, certes, mais où est ton lit ? Les quartz du réveil sont éteints, n’indiquent aucun ajustement d’emploi du temps pour la journée et pourtant rien ne sera plus comme avant. Fait-il jour seulement ? Le volet est baissé, tu appuies sur l’interrupteur en vain. Pour faire entrer un peu de lumière – oui, il fait jour – tu dois ouvrir la porte donnant sur la cuisine, laquelle donne sur le balcon. Il fait froid. Plus longtemps tu laisseras entrer la lumière, plus tu sentiras le froid. Tu ne peux pas faire bouillir de l’eau pour un thé. Tu ne peux pas prendre une douche chaude. Tu peux t’habiller mais cela ne suffira pas. Faire circuler le sang, mais jusqu’à quand ? Plus de musique, plus de télévision, les batteries de ton ordinateur et de ton téléphone se déchargent inexorablement. Tu peux encore manger du miel sur du pain. Tu ne sais absolument pas quoi faire. Il est encore trop tôt dans l’hypothèse du désastre pour que tu fracasses ton volet à coups de marteau, au moins y voir clair. Les vitres sont recouvertes de gouttelettes d’humidité, à l’époque on appelait cela de la buée. Dehors il n’y a personne. Tu ne peux pas rester chez toi inactif, tu ne vas tout de même pas te recoucher. Tu pourrais peut-être te rendre au centre commercial, bien que ton réfrigérateur soit en train de dégivrer ? Il y a peut-être encore du chauffage dans les bâtiments publics ?