mercredi 18 novembre 2020

Le fracas est un art délicat

18 septembre

Le fracas est un art délicat – si on le pratique tel un art. Une cascade aux bords coupants, limpides, où se baigner confiant. Mais vient l’heure de la séparation, déjà elle et toi vous tenez à l’écart, sur un rocher glissant. Tu approches ta main de son visage pour en ôter les éclats, tu approches ta bouche pour saisir le tranchant entre tes dents. Elle a un mouvement de recul qui pourrait s’interpréter de diverses façons, dans le champ d’à côté les chevaux broutent consciencieusement sans vous prêter la moindre attention.

Les morceaux de verre, tu les rejettes à la rivière. Elle te gratifie d’un dernier sourire, elle s’en va, tu t’envoles. Certains mots que tu as prononcés pesaient trop lourd, tu le regrettes mais tu te réjouis aussi de voler si haut. Tu peux libérer une main, retirer maintenant les éclats fichés dans ton propre visage, ton bras, ton autre main. Ni peine ni douleur, les plaies se referment instantanément. Tu laisses tomber dans la nature. Avant les montagnes tu redescendras, ainsi qu’on ne cesse de renaître.

mardi 17 novembre 2020

Tu hurles dans ta cour

17 septembre

« Moins fort la radio ! » crie Binh-Dû dans sa cour intérieure en direction du chantier de construction mitoyen, les mains en porte-voix. Et il ajoute « Merci ! » d’avance, qu’on ne vienne pas le tabasser à coups de barre à mines – on ne sait jamais, il y a des limites à l’héroïsme. Parfois la radio est moins forte que les marteaux-piqueurs, lesquels sont assourdissants. Parfois la radio est encore plus pénible que la radio ou que les marteaux-piqueurs parce qu’elle déverse des flots de publicité insane. Tu hurles dans ta cour mais c’est peut-être un autre message que tu voudrais envoyer vers le ciel et celle qui ne veut plus t’écouter, « Plus fort l’amour ! » Un peu plus de courage et d’ambition, assez de ces murs d’inconscience qui lui font refuser les moments de bonheur comme s’ils étaient de la culpabilité en barre. Dans la supérette du quartier il n’y a que de la nourriture écœurante, Binh-Dû erre entre les rayons, il ne voit plus rien. Il plaque les mains sur ses oreilles tant il sent monter sa peine. « Je m’en vais car la publicité à la radio c’est insupportable », informe-t-il le gérant et sa caissière. Comme ils le regardent interloqués (sans doute déjà zombifiés par une surdose de ce qu’ils infligent à leurs clients), Binh-Dû répète « Insupportable ! », et il sort du magasin d’un pas vivement héroïque. Tout en se demandant si ce type de saillies ne marque pas son entrée dans une vieillesse grincheuse et pathétique. Tu protestes contre un désagrément mais c’est peut-être une plus grande plainte que tu voudrais émettre, « C’est insupportable qu’elle ne veuille pas de mon amour ! » Et pourtant il faut t’y résoudre, le désamour est un rêve à vivre en état non moins éveillé que l’amour.

lundi 16 novembre 2020

Ton retour est héroïque, comme il se doit

16 septembre

Binh-Dû revient et il est héroïque, comme il se doit. Dommage que personne ne le remarque vraiment. Pourtant il a dit « Aïe » en fronçant les sourcils quand il a entrepris de soulever une batterie automobile à peine moins lourde que sa voiture en panne et qu’une veine a claqué dans son index. Cela commençait mal, comme pour tout début de bravoure. Ensuite il a tenté de feinter les vigiles du centre commercial pour prendre la poudre d’escampette avec un chariot, malgré le pictogramme collé sur les portes coulissantes. Prêt à feindre l’innocence s’il était arrêté (dans le parc voisin, une petite fille regardant un panneau d’information comprenait que c’était interdit aux vélos, aux chiens, aux ballons et aux… fleurs ?). Mais pour ne pas brûler ses vaisseaux (et ce doigt qui continuait à lancer !), il a remisé son chariot et tenté le coup avec un déambulateur porte-paniers en plastoc. Il est sorti par les escaliers où personne n’imaginait qu’il aurait l’audace de se risquer. Bravo ! Ensuite il a marché pendant des kilomètres sous le soleil brûlant, dépassé une valise à roulettes, gravi une montée à fort pourcentage, contourné des pavés et des nids de poule. Une fois à destination, il s’est avisé que sa pince multiprises ne serait pas l’outil adéquat dont il avait besoin. Ne reculant devant aucune témérité, il a débauché un garagiste occupé non loin qui l’a tiré d’affaire. Et c’est ainsi qu’il a pu repartir glorieusement, et noblement rapporter dans son coffre le porte-paniers au parking du centre commercial.

Tu aimerais bien raconter ton exploit à ton amie de cœur, mais c’est un effet de votre rupture que les non-partages désormais vont s’accumuler. D’un coup, tu ne te sens plus le moins du monde héroïque.

dimanche 15 novembre 2020

La rupture amoureuse renvoie au micro-ondes

15 septembre

La rupture amoureuse renvoie au micro-ondes : tu ne comprends pas vraiment ce qui se passe mais incontestablement quelque chose se produit – d’abord ça tourne. Tu n’es pas non plus complètement idiot, tu sais qu’à la sonnerie il s’agira d’ouvrir la porte et de saisir le plat, et qu’il faudra faire attention car ce sera chaud. À quel point, tu en doutes toujours un peu – s’il faut de munir de maniques. Et s’il est sans danger de humer la fumée. La rupture amoureuse te remémore cette départementale qui longe les centrales nucléaires, et tu remontais la vitre et tu fermais les aérateurs, et si tu avais pu tu te serais retenu de respirer tant que le panache aurait été visible. Là c’était toi qui étais dans le micro-ondes, à transpirer sans climatisation. Tu déjeunes d’une portion individuelle, entre ce qui était avant et un futur inimaginable hors le souvenir d’amours calcifiées. Tu es tenté d’attendre que cela refroidisse complètement, comme la cessation de tout mouvement brownien. Alors il faudrait recommencer toute l’opération – ou te débarrasser de ton four ? Des agitations de l’amour ? Tu ignores le niveau de nocivité de ce qui bouge encore, invisible dans la matière. Sur ton agenda, des rendez-vous fixés avec confiance sont à rayer mais il faudra bien passer ces jours. Cela forme des pâtés sur la page, tu aurais dû utiliser un crayon à papier. Dans ton assiette la sauce fige. Du micro-ondes ne pourrais-tu conserver que le minuteur ?

samedi 14 novembre 2020

Tant d'incompatibilités et une si parfaite évidence

14 septembre
 
À Charlotte on offrirait des gants de boxe.
Le ciel est sans nuage et c’est toi qu’on soupçonne de folie ?
Il suffit d’une voix, quelques mots creux au téléphone.
Frapper par crainte d’être frappé.
 
La nudité révèle un double regard, l’un expectatif, l’autre résolu.
À l’inverse il suffirait d’un rire surgi de la foule.
Nos lèvres tuméfiées par les baisers.
Tant d’incompatibilités et une si parfaite évidence.
 
Le silence est un rythme, écoute-la respirer.
Un jour elle prend appui, le suivant elle repousse.
Ce qui se dégage est trouée aveuglante.
Mais toujours la danse comme un vertige et un écho.

vendredi 13 novembre 2020

Un jour tu cesseras de voir et ce sera mauvais signe

13 septembre 

Et d’un coup tu n’es plus un VRP mais un ami avisé. Tu dis ce que tu as vu, entendu, pensé, qui se révèle d’une teneur tout sauf inévitable. Tu te souviens de ce gourou qui assurait en être à sa dernière incarnation, ses fidèles lui tricotaient un bonnet et des mitaines orange. Il doit être mort depuis le temps, et dans son temple on emploie le mot « parti ». Hors de question qu’aucun de ces danseurs ne meure jamais, ils se meuvent si sensiblement que ta pupille s’humidifie. Un jour tu cesseras de voir et ce sera mauvais signe. Ton train a vingt minutes de retard à cause d’un contrôle des douanes.

Voudrais-tu encore parler de Charlotte ? De qui d’autre sinon ? Des gens qui tombent soudain dans la rue alors qu’ils mettaient tranquillement un pied devant l’autre – une vraie épidémie ? Non, c’est trop dangereux. Une preuve d’amour consisterait à ne pas ouvrir le courriel que celle que tu aimes regrette de t’avoir envoyé, elle t’en prierait et malgré toutes tes bonnes raisons de l’ouvrir tu l’effacerais. Une preuve d’amour consisterait d’abord à aimer celles que tu prétends aimer. À les voir, les écouter. Personne ne te somme de répondre. Cela peut attendre. L’attente est une ordalie.

jeudi 12 novembre 2020

"Inévitable" sonne comme un oracle

12 septembre

Cette chambre d’hôtel est parfaite. Rien à y redire à la lumière du jour. Rien de particulièrement glauque, pas de coulures sur les murs, de moisissures dans la douche, de poussière sur les voilages.  La fausse lithographie est discrètement abstraite et marronnasse, le lit surtout est un bonheur. Tu voudrais l’emporter chez toi, son matelas ferme, sa couette moelleuse… Mais tu y reviendras au soir, d’abord vivre la journée. Tu te retrouves face à l’embarras de choisir parmi mille deux cents places, comme la veille tu te poses à l’orchestre côté jardin. Tu te lèves, essayes d’autres angles, te dégourdis les jambes, te rassieds. Tu prends des notes, tu bois de l’eau. Tu sors déjeuner. Tu regardes, tu écoutes, tu penses. Tu prononces un seul mot intelligible, qui sonne comme un oracle : « Inévitable ». Tu rassembles tes affaires, tu repars. Il fait jour au-dehors. Cette ville ne te dit toujours rien mais tu ne préfères pas la télévision. Tu te fais l’effet d’un représentant de commerce en tout début de carrière, au moment où il pourrait encore s’épargner un destin d’abruti scotché devant les chaînes d’info. Ou bien expert en points chauds où boire et payer pour du sexe. En trois heures tu ne rencontres personne, exceptée une vieille dame qui veut t’offrir le Nouveau Testament et le salut éternel. Il y a une fête techno en haut de Fourvière, la vierge est toute dorée des derniers rayons du soleil. Au retour les pizzerias fument du néon. Ta chambre paraît moins sordide quand tu l’éclaires avec les deux lampes de chevet et celle du petit bureau. Et quand tu fermes les yeux tu ne vois plus clignoter la diode rouge du détecteur d’incendie.