lundi 23 novembre 2020

Lucie lui parle des open-spaces

23 septembre

Lucie lui téléphone depuis son travail, elle tient à lui faire part de ce qu’elle a appris sur l’inventeur des open-spaces, le mec était un genre de nazi américain. Ça corrobore, non ? Elle est excitée, elle parle fort, Charlotte imagine que le message est également à destination de ses collègues. Lucie ne peut pas s’attarder mais elle en profite pour lui rappeler qu’elles sont invitées le lendemain à un concert de jazz par le frère du batteur qui se trouve être un pote de son ex – Charlotte perd le fil, ça lui semble louche. Demain c’est son anniversaire, Lucie le sait, elle sait aussi que Charlotte n’apprécie pas particulièrement le jazz, donc si c’est une stratégie pour lui organiser une fête-surprise elle est assez foireuse, à moins que ce ne soit justement la subtilité de la chose. « Je sais pas trop », dit-elle pour tâter le terrain. « Tu viens, tu ne discutes pas », décide Lucie, et Charlotte n’avoue pas qu’elle préférerait cette année ne voir personne le jour de sa naissance.

Pas vraiment open mon espace, se dit-elle en parcourant du regard son appartement après qu’elle a raccroché. Encombré surtout, d’affaires non rangées, de poussière, d’affiches sur les murs et de photos. Des cartons de photos remontés de la cave et qu’elle ne se résout pas à trier. L’unique fenêtre est si parsemée de traces de pluie qu’elle tamise la lumière du dehors comme un surcroît d’années déposées dans la pièce. Ma vie est devenue sépia, pense Charlotte. En bas, JC discute avec une dame et son chien. Lui s’y connaît en matière d’open-space, et d’encombrement aussi, adossé à un empilement de fringues de récup’ tassées dans des sacs. Bientôt neuf mois qu’il s’est installé là, tout le quartier le connaît, il entame sa quatrième saison. Charlotte ne lui a jamais demandé sa date d’anniversaire.

dimanche 22 novembre 2020

JC écoute la radio sur son transistor à piles

 22 septembre

Depuis le trottoir en face de l'immeuble de Charlotte, JC écoute la radio sur son transistor à piles.
"C'est trop fort, JC, tu vas encore te faire emmerder par les flics.
- Qui c'est qui les appelle, le bâtard, le fils de pute !
- J'en sais rien, JC, tu as trop bu aussi.
- Je bois parce que je suis dans un pays libre, le pays de la déclaration de l'homme et du pinard.
- Baisse le son, je t'assure, en plus là c'est de la pub, qu'est-ce que tu en as à faire ?
- Non madame ce n'est pas de la pub, c'est de l'info, je m'instruis.
- Tu veux que je te roule une cigarette ?
- Charlie tu es un ange."
Elle ne se définirait certainement pas ainsi, d’ailleurs elle ne se définit pas du tout. Un jour, JC s’est énervé à propos du terme SDF – Moi je suis un clochard, et mon adresse c’est ici ! Il s’est aménagé, dans un angle entre deux immeubles, une cabane avec des cartons, deux planches et trois tasseaux, un petit barda de récupération. Il est là depuis janvier, quand les flics l’embarquent c’est avec son caddie et la plupart de ses affaires, quelques jours plus tard il revient. Peut-être dit-il la vérité quand il raconte qu’il était soldat – ce pourquoi ils le traitent avec des égards. Il dit aussi qu’il était menuisier, et puis qu’il a vécu dans les champs, mais il faisait trop froid, je préfère la ville.
"Bonne journée, JC, vas-y doucement.
- T'inquiète ma poule, rentre chez toi."
Et Charlotte rentre chez elle. 

samedi 21 novembre 2020

Charlotte ne se satisfait pas de vivre à moitié

21 septembre

Charlotte ne se satisfait pas de vivre à moitié. Pas question de conditionnel ni de futur : elle ne se satisfait pas, au présent de l’indicatif. Elle vous regarde pour vous mettre au défi de ne pas la décevoir, ne comptez pas vous en sortir avec un sourire. Tous ses amis ont passé le test, sinon ce ne sont que des gens qu’elle reconnaît vaguement, qui croient la connaître, ou non, elle s’en fout. Au mieux des partenaires occasionnels – de fiesta, de baise, de défonce. Rien à en attendre, nulle espérance. Ceux-là s’imaginent qu’elle est comme eux, embarquée dans une infinie dérive, mais c’est ne pas voir qu’elle est dénuée de tout cynisme et qu’elle a de plus hautes ambitions. Le manque d’espérance c’est autre chose, cela se situe ailleurs, vous comprenez ? Vous comprenez l’intensité de son regard ? Oh, laissez tomber. Elle vous plante là, elle s’en va à grands pas. Elle donne un euro à la famille exilée sur le trottoir, elle s’achète une pomme et un coca, en achète un second pour le gamin anémié qui fixe l’ouverture et la fermeture des portes vitrées. Elle prend une photo d’un coin de ciel sur son portable – c’est la 284ème de la série. Deux-cent-quatre-vingt-quatre jours dans cette ville depuis que Tonio y est mort. Ce n’est pas de la résignation : c’est de la rage.

[Charlotte avait déjà fait des incursions par ici, du 14 au 21 mars dernier. Cliquer sur le bleuté pour l'y retrouver ce premier jour, puis les suivants.]

vendredi 20 novembre 2020

Le ciel est bleu sans discontinuer

20 septembre

Le ciel est bleu sans discontinuer, même la nuit sans doute pour ce que tu en sais – puisque quand le jour revient il révèle… un ciel bleu d’apparence immuable. Cela fait des jours et des nuits que cela dure, pire que de vivre sur une île. L’idée pourtant n’est pas de se plaindre de tout (et de son contraire) mais la plainte est une idée invasive sous le ciel. Il y aurait de quoi en rire car, quoi qu’il en soit, la nature qui a horreur du vide est bien faite. (La nature a horreur du ciel bleu, avez-vous déjà entendu le chant du courlis au printemps ? Vous êtes-vous déjà sentis dépossédés de votre automne ? Pouvez-vous envisager sérieusement l’anthropophagie ?) Ton angoisse du mot qui dévasterait un monde tout entier n’a d’égale qu’une peur insensée de la fusion amoureuse – voilà qui est détonant. À l’intérieur de soi déjà le mélange est instable, mais réparti aux deux extrémités d’une relation de couple il tend à initier un tournis centripète. Le ciel bleu est menace d’un déchirement, il est fou, le drogué ne sait plus s’il plane high ou down, s’il doit se coucher ou s’il ne faut surtout pas qu’il s’endorme. Heureusement il a faim.

jeudi 19 novembre 2020

Peut-on se défracasser ?

19 septembre

Peut-on se défracasser ? Plaider le concours de circonstances, et de fait celui-ci est extraordinaire. L’ordinaire c’est éviter les accidents quand on traverse la rue – penser que si cet automobiliste n’avait pas disposé la veille un tube de dentifrice tout neuf sur la tablette de sa salle de bains il aurait perdu trente secondes ce matin à farfouiller dans son armoire, et si cet écolier ne s’était pas arrêté pour caresser un chat il en aurait gagné quarante, et si toi-même tu étais passé par le container de recyclage du verre ; si tu n’avais pas envoyé par erreur un brouillon de courriel et si ta destinatrice avait connu une autre enfance, et si toi-même n’avait eu un père qui t’emmenait voir des matches de football… Alors vous n’auriez pas basculé d’un coup dans un maelström de folie, précipités contre des rochers aux arêtes coupantes. Comment s’en relève-t-on ? En loques sur la plage, recrachant des petits poissons entre deux déclarations de non-amour. Plus jamais cela entre elle et toi. L’intensité, tu iras la chercher ailleurs, dans une folie mieux compatible.

mercredi 18 novembre 2020

Le fracas est un art délicat

18 septembre

Le fracas est un art délicat – si on le pratique tel un art. Une cascade aux bords coupants, limpides, où se baigner confiant. Mais vient l’heure de la séparation, déjà elle et toi vous tenez à l’écart, sur un rocher glissant. Tu approches ta main de son visage pour en ôter les éclats, tu approches ta bouche pour saisir le tranchant entre tes dents. Elle a un mouvement de recul qui pourrait s’interpréter de diverses façons, dans le champ d’à côté les chevaux broutent consciencieusement sans vous prêter la moindre attention.

Les morceaux de verre, tu les rejettes à la rivière. Elle te gratifie d’un dernier sourire, elle s’en va, tu t’envoles. Certains mots que tu as prononcés pesaient trop lourd, tu le regrettes mais tu te réjouis aussi de voler si haut. Tu peux libérer une main, retirer maintenant les éclats fichés dans ton propre visage, ton bras, ton autre main. Ni peine ni douleur, les plaies se referment instantanément. Tu laisses tomber dans la nature. Avant les montagnes tu redescendras, ainsi qu’on ne cesse de renaître.