mercredi 16 décembre 2020

Maquillée telle une femme sûre d'elle et conquérante

16 octobre

Elle pensait qu’elle pourrait, elle n’a pas pu. Quand la main de l’homme s’est posée sur son épaule elle s’est dégagée violemment et elle est partie. Cela lui descendait jusque dans l’estomac, une nausée, et pourtant elle n’avait rien avalé avant de retourner au Vestalia, peut-être aurait-elle dû. Elle n’avait rien pris pour se donner du courage, elle s’était dit que ce serait un aveu de faiblesse et elle ne voulait pas se faire cet aveu, c’eût été reconnaître que ce qui s’était passé la fois précédente aurait des répercussions, et la voici dans une de ces rues froides et vides du VIIIème arrondissement, à onze heures un soir de semaine, maquillée comme une femme sûre d’elle et conquérante. Elle marche d’un pas vif pour que cessent les tremblements. Personne à appeler, les noms défilent pourtant sur son répertoire. Est-ce cette vie-là qui lui est réservée, et depuis quand, à quel moment tout ce gâchis s’est-il mis en place ? Pas à la mort de Tonio, l’excuse serait trop commode. Ni dans son enfance, qui fut moins malheureuse que d’autres. Est-ce elle qui serait foncièrement viciée de l’intérieur ? Judith lui a laissé deux messages auxquels elle n’a pas répondu depuis une dizaine de jours, Judith est une fêtarde mais elle est réfléchie, elle lui a offert le petit raton-laveur en plâtre, à cette pensée Charlotte se sent sur le point de pleurer. Elle rappelle. « Viens, on est dans le petit bar de la rue de la Mare ! » Il y a beaucoup de bruit autour, c’est un soir à concert. À trois arrondissements d’ici. Charlotte raccroche, immobile, elle regarde la devanture fermée d’un magasin de fleurs, les voitures qui passent sur les pavés. Une fatigue immense. Sa vie, non, n’est pas un roman mais une succession de scènes d’exposition.

mardi 15 décembre 2020

Elle cherche une flaque

15 octobre


Il pleut encore dès le matin, et la radio de JC déchire le sommeil de Charlotte. D’une certaine façon c’est une consolation. Pour lui aussi sans doute. Et pour les travailleurs bien réveillés qui se dirigent vers leur bus ou leur métro ? Les enfants à cartable qui traînent les pieds ? Dans un monde idéal, il n’aurait pas sa place, mais eux non plus, et Charlotte pas davantage. Ou bien si, justement : dans un monde idéal, Charlotte serait un modèle de lucidité et elle se comporterait d’une tout autre façon. Elle se lèverait avec le soleil chaque matin. Elle irait s’enquérir de la santé de JC en lui apportant de quoi se sustenter au sortir d’une nuit paisible et il ne sentirait pas l’alcool à plein nez. « JC, baisse ta radio, on ne s’entend pas.
- Je t’entends, bordel, et j’emmerde les flics !   
- C’est moi JC, c’est Charlotte, je t’ai apporté un café. 
- Entre, tu vas te faire saucer ! » 
Charlotte se tient penchée sur le seuil de l’antre où stagnent des remugles mouillés, il n’y a pas de place pour deux, elle s’accroupit. Elle remarque les plis de chair sur le visage de JC, ses joues, il a quelque chose de Popeye, et puis ses yeux, les petits vaisseaux sanguins sur les globes oculaires. Les dents en moins, c’est pour cela qu’il y a du relâchement au niveau des mâchoires. « Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça, tu veux ma photo ? » Ça le fait rire mais c’est agressif aussi, son haleine est chargée. « Tu permets ? Charlotte tourne le bouton du volume, Je suis venue voir comment tu allais.
- C’est vrai, Mademoiselle n’aime pas la publicité, Mademoiselle n’écoute pas la radio, perchée dans son château…  
- Tu es retourné à l’hôpital pour ton pansement ? 
- … Mais la publicité c’est des infos et les infos c’est de la musique et la musique tu peux pas comprendre. 
- JC, m’emmerde pas, montre-moi ton bras.
- Touche-moi pas ! » 
Charlotte se recule sur ses talons, elle porte la main à sa nuque, là où les morsures d’araignée continuent à la démanger, JC d’un coup lui sourit, « Je vais te montrer ». Il passe un pull puis deux par-dessus sa tête, écarte d’un geste étonnamment féminin l’échancrure de son maillot de corps pour révéler le haut de son bras près de l’épaule, où le bandage a été retiré, Charlotte voit mal, la pluie lui dégouline dans le dos. Elle devine la crasse, et une boursouflure suintante, « JC, ça va s’infecter.
- Tu parles, c’est guéri ! Je vais faire une croûte et après j’aurai une peau de bébé, un petit bébé... Et je le bercerai comme si c’était ma fille. »
Il a fermé les yeux, il se serre dans ses propres bras et se balance doucement, Charlotte éternue et se relève. Elle a besoin de marcher, les genoux ankylosés. La pluie a cessé, les autobus soulèvent des gerbes près des trottoirs. Elle se sent attentive, d’habitude à cette heure de la journée elle dort. Un rayon de soleil fait briller les façades et les carrosseries. Elle cherche une flaque qu’elle pourrait photographier où se réfléchirait le ciel, une photo prise vers le bas, qui déparerait dans sa collection, impossible à rapprocher d’aucune autre.

lundi 14 décembre 2020

"Allez, je sais que tu es là !"

14 octobre

Nadia est passée la voir en milieu d’après-midi, Charlotte a hésité avant d’ouvrir. « Allez, je sais que tu es là ! » Pour quoi faire, encore ? Face à l’œilleton, Nadia agitait un petit sachet transparent. « J’ai pensé que cela te ferait du bien, avait-elle continué en s’asseyant sur le canapé, elle est super-bonne, et j’ai de la résine aussi mais pas sur moi, si tu es intéressée je te ferai un prix de demi-gros ». Elle la prend pour qui ? Dans le canapé elles ont fumé le sachet, ça les a détendues. Nadia s’était déchaussée, du pied elle a écarté quelques-unes des photos que Charlotte avait disposées sur la moquette, sans s’apercevoir qu’elle défaisait un arrangement, « C’est quoi ? – Rien, ça ne fonctionnait pas. » Nadia a répété moitié-riant, moitié-toussant "Ça ne fonctionnait pas", comme si Charlotte avait dit quelque chose de drôle. « Ce sont des photos que je prends parfois », a corrigé Charlotte. « Mais c’est génial ! s’est ressaisie Nadia, elle en a ramassé une dizaine pour les regarder de plus près, Tu devrais en faire une expo. » Puis Sélim a téléphoné un peu après le départ de Nadia, il tenait à s’excuser. De quoi ? « Tu sais bien, j’avais un peu bu, je ne sais pas trop ce que je t’ai dit, tu es fâchée ? » Elle ne comprend pas, elle s’efforce de le rassurer, non elle n’est pas "fâchée", ça ne lui arrive jamais d’être "fâchée", « Tu vois bien ce que je veux dire, contrariée, vexée, j’ai été un peu lourd, je comprendrais que tu m’en veuilles, tu ne m’en veux pas ? » Elle ne lui en veut pas, alors il demande s’il peut passer la voir pour se faire pardonner. Elle raccroche, elle est fatiguée, elle plane encore. Elle n’a pas osé dire à Nadia qu’elle prévoit de retourner au Vestalia, et elle ignore si c’est par honte d’une reddition ou d’une résolution – extirper tout fantasme de désir de l’équation du sexe rémunéré. Elle plane et elle aimerait qu’on l’aime, et elle pleure parce qu’elle n’y croit pas.

dimanche 13 décembre 2020

Un sentiment d'amour sans objet

13 octobre

Les buvards lui procurent un sentiment d’amour sans objet. Une émotivité nostalgique. Ils absorbent en même temps les crispations douloureuses qui sont apparues au niveau de sa nuque depuis quelques jours, comme si elle avait eu un accident de voiture, subi un coup du lapin à effet-retard. Elle ne voit pas le rapport, ou alors c’est une araignée qui l’a piquée une nuit, elle sent sous ses doigts des boursouflures, une irritation venimeuse. Il y a des milliers d’animalcules qui descendent lentement sur son lit, elle les voit flotter dans l’air, elle se sent poisseuse, vaguement heureuse. Elle éprouve soudain une immense tendresse pour elle-même, cet être abandonné, farouche et vulnérable, qui n’a pas suivi le mode d’emploi – du LSD en solitaire, quelle idée ! À quoi bon ? C’est du gâchis, tout cet amour et pas de visage pour s’y arrêter, pas de corps pour s’y lover, pas de regard. Elle pleure un peu, mouille son avant-bras qui étincelle, les minuscules poils qui se dressent et la chair de poule en-dessous, elle a les bras si fins.

La sonnerie de son téléphone lui rappelle quelque chose de familier et de très lointain à la fois, pas forcément agréable, elle décroche. C’est Cyril, il parle vite, il parle toujours trop vite, il l’informe que son cabinet d’immobilier va devoir engager une nouvelle secrétaire d’accueil, si Charlotte est d’accord elle a le job. Mais je n’y connais rien en secrétariat, proteste-t-elle faiblement. Mais si, tu sais répondre au téléphone, tu sais noter des rendez-vous, tu sais te servir d’un ordi. C’est payé au Smic avec des RTT. La voix de Cyril crée des interférences avec la lumière, Charlotte s’excuse, elle doit raccrocher. Quand on n’est pas seule on ne s’endort pas, raisonne-t-elle encore, une pensée qui lui semble d’une exceptionnelle profondeur.

À son réveil l’appartement est plongé dans l’obscurité. Elle aurait dû être au Vestalia, elle a reçu trois messages. Par association d’idées elle se demande si elle peut continuer à ne pas faire l’amour. Si elle ferait mieux de ralentir le rythme de son travail au club. Mais au moins reprendre, se dit-elle, arrêter d’un coup serait trop... violent ? Et puis elle a besoin d’argent. Elle envoie un message d’excuse.

Lui revient en mémoire le coup de fil de Cyril. Alors le petit-déjeuner de la veille était en fait un entretien d’embauche ? Il la testait, il avait prémédité de la mettre à sa disposition, de la rendre dépendante de son bon vouloir. Ou bien c’était l’inverse, il avait vraiment besoin d’une secrétaire sous-payée. Dans les deux cas, prétexte, et aucun à son honneur. Ni à celui de Charlotte. D’un autre côté, ce boulot lui permettrait de sortir du RSA, de ne plus voir son référent qui la dernière fois l’a menacée d’une convocation devant la commission pluridisciplinaire pour non-respect des engagements de son contrat d’insertion – « Vous devez comprendre, mademoiselle, que si vous ne recherchez pas activement un emploi vos droits seront suspendus, c’est la loi, ce serait trop facile autrement », et il avait émis un rire de souris. Charlotte se sent très lucide, parfaitement éveillée. Mais indécise. Et si elle les envoyait tous promener, le RSA, le Vestalia, le secrétariat ? Elle se souvient qu’elle n’est pas retournée vérifier l’état du bras de JC. Elle a besoin de quelque chose d’un peu fort, elle se dirige vers le congélateur.

samedi 12 décembre 2020

Les ciels ne sont pas raccord

12 octobre

Au matin JC dormait, Charlotte se rendait à un rendez-vous petit-déjeuner avec un agent immobilier, ex-amant épisodique et sentimental. Reprise de contact parfaitement insipide dans une brasserie chic, elle n’avait pas d’appétit, à un moment il a tendu le bras pour prendre sa main, elle a eu un sursaut de tout le corps, « Excuse-moi, je ne suis pas bien réveillée ». Sur le trajet du retour elle a acheté un croissant et un pain aux raisins pour JC, qu’elle a déposés sur la cagette près de son corps emmitouflé dans le sac de couchage. Elle a commencé à assembler les tirages des photos sur la moquette, cela ne s’est pas déroulé comme elle l’avait imaginé : elle pensait que cela serait rapide et d’une certaine manière évident, or elle ne voit plus les lignes qui devaient assurer une continuité. Elles manquent de netteté, ou il faut orienter les photos en biais, ce qui produit des chevauchements malheureux. Le premier essai de composition est laid, fouillis. Les couleurs aussi posent problème, les ciels ne sont pas raccord.

Dehors le temps se couvre. Charlotte descend voir JC, il est sorti, la cagette posée à la verticale comme une dérisoire barrière pour son campement. Charlotte ferait peut-être mieux de quitter Paris où elle n’est pas heureuse, cette pensée lui traverse l’esprit régulièrement. Mais pour aller où ? Faire quoi ? Ici au moins elle a un chez soi. Un cocon qui sent un peu le renfermé, certes. La peur fait partie de l’addiction, elle le sait, et puis elle proteste, la peur aussi elle la gère. Même si toutes ces photos, ces tirages, sont peut-être du temps et de l’argent perdus… Qui est-elle de l’extérieur sinon une frêle femme plus toute jeune dans un cuir de vache, marchant vite dans les rues en direction de nulle part ?

Le ciel vire à l’orage, en contradiction flagrante avec la saison. Quand la pluie tombera, Charlotte se réfugiera dans la première bouche de métro. Une flic blonde lui sourit, cela n’a pas de sens. Un peu plus loin, un Noir crie en sautant sur place tel un nomade Peul… qu’il est champion du monde. Et la pluie répond, subitement. Charlotte s’arrête, ferme les yeux, tend son visage vers le ciel. Rouvre les yeux, regarde. Le ciel a des reflets mauves. Elle s’approche du rétroviseur rond d’une Vespa, sur lequel les gouttes dégoulinent, elle s’accroupit pour capter avec son portable une trouée entre les immeubles. Cette photo-là ne ressemble à aucune de celles qui l’attendent dans son appartement.