jeudi 10 juin 2021

Rhizomiques #72

La tour d'ÆR est faite entièrement de livres (...). Chaque bloc de la paroi est un livre, chaque latte du plancher, chaque surface verticale ou horizontale. C'est la seule bibliothèque au monde qui ne soit faite que de livres. Mais dans leur immense majorité, ils n'ont pas de pages. Ils sont gravés sur des briques d'argile ou de gypse, dans le marbre, sur des cubes d'étain, des plaques d'argent et de bronze, des billes de chêne, puis insérés dans le mur de la tour. (...)
Par ce choix de n'accepter que des blocs, [le concepteur de la bibliothèque] savait que les livres qui lui parviendraient seraient éminemment denses. Il savait que la contrainte de graver lettre par lettre et l'espace exigu favoriseraient une expression concentrée à l'extrême, une pensée ramassée, hautement vitale, aphoristique. (...)
En baguenaudant, je tombai sur deux blocs côte à côte qui portaient ce titre : Vivre.  Intrigué, je sortis le premier, m'assis sur une marche de l'escalier et je lus :
"Vis chaque instant comme si c'était le dernier."
Ému et secoué, je le remis à sa place et retirai, vibrant, le second de la paroi. A l'écriture, c'était à l'évidence le même auteur :
"Vis chaque instant comme si c'était le premier."
Je posai le bloc et l'émotion me monta aux yeux. Ces deux phrases avaient une telle puissance, une telle extension vitale que j'en demeurais absolument ébloui, fauché sur pied, laissant les spires de cette pensée s'enfoncer dans ma chair et y creuser des ouvertures profondes qui s'aéraient déjà, déjà se laissaient traverser par le pollen de ces mots de passe. Sans que je comprenne sur le moment pourquoi, ils fécondaient un terreau en moi essentiel, y promettaient une floraison longue et exigeante. (...) En deux phrases, ma vie n'était déjà plus tout à fait la même - elle se décalait subitement, elle encaissait une dimension que j'avais méconnue jusqu'ici, elle s'affrontait et comme s'épluchait sur la lame d'un idéal concret que je ne pourrais plus désormais ignorer, elle me retirait des excuses et des facilités, bref : j'étais embarqué. Vivre ferait désormais partie de mes "livres" de chevet - de ceux qu'on peut réciter par cœur.
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- C’est comme ça que doit être le premier baiser, dit-il.  
C’était un baiser espéré et désespéré, comme si chacun cherchait en l’autre son dernier souffle d’air.  
- C’est comme ça que doit être le premier baiser, répéta-t-il.  
- Le premier ?  
- Tous les baisers. Tous les baisers sont les premiers.  
La nostalgie ne naît pas du passé. Elle naît d’un temps présent mais vide.   
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Et mon amour s’augmente  
Du moindre geste de toi  
Toujours nouveau pour moi  
Chaque jour te réinvente
 
Alain Damasio (in La Horde du Contrevent)
& Mia Couto (in Les sables de l'empereur) 
& Serge Rezvani (in Les années-lumière)

jeudi 3 juin 2021

Rhizomiques #71

Ce visage me rappelle peut-être des hommes que je pourrais aimer dans le futur, et par lesquels je pourrais être aimée, mais que je ne connaîtrai pas, faute d’avoir assez de vies. Quoi qu’il en soit, les hommes du passé sont comme les potentiels hommes du futur. Des hommes vivant dans des logements spartiates, dont les tee-shirts sont délibérément élimés au cou, dont l’écriture manuscrite est truffée de petites lettres tordues, comme des bataillons de fourmis tâchant de s’aligner pour faire sens, parce qu’ils n’ont jamais écrit la belle écriture soignée. Des hommes dont la conversation n’est pas toujours intelligente mais a le mérite d’être vivante. Des hommes qui arrivent comme une catastrophe naturelle puis s’en vont. Des hommes qui produisent un vide par lequel j’ai, d’une certaine manière, tendance à être happée.
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Le sexe est ce qui te distingue de toutes les autres personnes dans ma vie. 
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Je vais peut-être rencontrer des hommes avec lesquels je pourrai faire l’amour parce que j’en ai besoin, dit-elle. Toi, je continuerai de t’aimer de cette drôle de façon. Avec des mots doux, des caresses et des gestes d’amour brisés dans leur élan charnel. Mais tu sauras aussi que je ne serai pas entièrement à toi parce que je donnerai à d’autres hommes mes gestes de femme amoureuse et ils sont ce que j’ai de plus précieux. Je leur offrirai mon sexe, ma jouissance, mon plaisir… Je te raconterai et tu sauras que tu es passé à côté de ma vraie beauté, de ce que je suis réellement, et qui ne s’exprime qu’au moment où le sexe d’un homme me pénètre parce qu’alors je sais que je vis avec toutes les parcelles de mon corps, je sais que je vibre et que vibre mon intimité perdue, éperdue, heureuse enfin, dans les bras et la chair de ces hommes que je trouverai beaux et que j’aimerai vraiment, autant que toi, chaque fois que je jouirai, parce que, justement, ils me feront aller loin en moi, pas loin en toi. Voilà ce que tu manqueras, un vrai moment de vie, un bonheur essentiel, l’amour que tu me cries, l’amour que tu cherches, l’amour que tu me refuses.
 
Valeria Luiselli (in Archives des enfants perdus)
& Nick Hornby (in Un mariage en dix actes)
& Benatar (in La fièvre de l'ouest)

mardi 1 juin 2021

Rhizomiques #70

C’est autour de cette période qu’il m’est apparu que nous baisions bien parce qu’il est passif sur le dessus et moi active en dessous. Je ne l’ai jamais formulé à voix haute mais l’ai souvent pensé. J’ignorais à quel point cela se révélerait vrai et, en dehors de la baise, douloureux.
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Il me rejoint au lit. C’est un Espagnol maigrichon, avec un brusque sourire en coin. Dans une autre vie, j’aurais pu aimer cet homme, et même l’épouser. En l’état actuel des choses, je suis couchée sous lui en fixant le ventilateur, ses longues pales immobiles en hiver.
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David, mon ancien petit ami, avait coutume de se laver les dents, puis de mettre un tee-shirt et des sous-vêtements propres avant de venir se coucher, et il aimait me voir faire de même. Je ne pouvais pas supporter l’aspect aseptisé et matrimonial de cette manie. Je veille à ne jamais dormir du même côté du lit lorsque je reste chez Jonathan pour la nuit. Je refuse que s’installe un rituel ou une routine dans une relation. Ça, jamais.

Maggie Nelson (in Bleuets)
& Jennifer Egan (in Hiver espagnol)
& Lily King (in La pluie et le beau temps)

mercredi 26 mai 2021

Rhizomiques #69

C’est intéressant de parler du caca. Nous sommes un amas de chair, c’est notre misère. On a tendance à l’oublier dans notre monde qui déréalise tout.
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Je suis particulièrement soucieux de ma prochaine défécation, poursuivis-je. Il me semble qu’il y a des limites très précises à ce que la société peut supporter. Il y a toutes sortes d’excentricités et d’horreurs absurdes qui sont permises – les guerres, le mariage, les taudis – mais il semble que l’idée de devoir faire ses besoins partout sauf aux cabinets est universellement tenue pour inconvenante.
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Je découvris que même pour déféquer, les riches et puissants habitants de Luanda recouraient à l’aide des esclaves. Chose que jamais je ne voulus accepter. Et ce refus, je pense, me sauva la vie. C’est ce qui se passa un jour où j’allai, au crépuscule, me réfugier dans le coin le plus éloigné du jardin, au-delà des cabanes des esclaves, afin de satisfaire les besoins du corps. Je m’accroupis derrière des buissons, et j’étais là, réduit au plus faible bruit de l’existence, lorsque j’entendis près de moi une effrayante conversation. Deux hommes discutaient en quimbundo de la meilleure façon de s’introduire dans ma maison et de me tuer. (…) Si je m’étais rendu dans ce coin, bruyamment et avec ostentation, à la tête de trois esclaves, deux pour transporter une bassine d’eau tiède et parfumée, le troisième portant une serviette, les soldats du capitaine m’auraient extirpé de là et troué le ventre à coups de couteau. Ou ils se seraient enfuis et, revenant la nuit suivante, m’auraient égorgé dans mon sommeil. Je restai tapi, dans le plus grand silence, jusqu’à ce qu’ils partent. Seulement alors, je me relevai et courus vers la maison en criant et en tenant mes culottes à la main.
 
Blanche Gardin
& Luke Rhinehart (in L'homme-dé)
& José Eduardo Agualusa (in La reine Ginga - et comment les Africains ont inventé le monde)

lundi 24 mai 2021

Attentives #18

Il révise tout ce qu’il a surligné dans la journée en jaune phosphorescent et pense qu’il s’agit d’un ensemble impossible et incohérent de maximes hallucinées.

« Celui qui parle tout seul sait que la première personne n’existe pas. »

« Je vous préviens, rares lecteurs, que je sens mes intérêts sociaux éclore. Au moins une fois par semaine, j’ai envie de sortir et de mettre des bombes. »

« Lorsque tu commences à juger les jours à l’aune de la consistance de tes excréments tu sais que tu as fait quelque chose de mal dans la vie. »

« Ma propension au crime, bien que notable, est en dessous de la moyenne. »

« Toutes les choses sont en train de bouger, mais certaines trop lentement. »

« Je m’étonne de ne pas avoir écrit plus régulièrement sur le sexe, cet éléphant enfermé dans la chambre de ma tête. »

« La mer est pour ceux qui sont loin. »

Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)

jeudi 20 mai 2021

Il n'a plus le choix

20 janvier 2020

(24/24)

Il ne voulait pas l’embarrasser. Mauvaise idée, et si elle se pointait dans sa boutique entre deux clients avec des chocolats et les lui tendait l’air de rien, avec Lætitia à côté qui n’en perdrait pas une miette ? Aucun risque, heureusement ! Lætitia  est toujours aussi perturbée par son affaire de punaises, même si elle s’est résolue à en parler à ses parents qui ont acheté un fer à vapeur spécial.

La grève des transports en commun est terminée, cela lui manque presque – de devoir rentrer à pied le soir. Les clients du magasin en revanche le prennent à témoin comme s’il était de leur côté, un bourgeois égoïste et mesquin. Ou un serviteur loyal. Ces fois-là, Lætitia  va chercher quelque chose dans la réserve, jusqu’à ce qu’ils partent. À la sortie du métro il remonte son col.

Une main se pose sur son épaule. Lydia a couru pour se porter à sa hauteur. Un panache de vapeur sort de sa bouche entrouverte, elle sourit. Vous êtes en retard, dit-elle. Mais comment saviez-vous… commence-t-il. Vous m’invitez chez vous ? Parce que j’ai déjà pris deux cafés dans la brasserie… Il regarde derrière elle, comme pour vérifier qu’elle ne s’y trouve pas. Il n’a plus le choix.