samedi 23 octobre 2021

Elle habite près d'une frontière

23 septembre

La douleur est strictement localisée et elle est odieuse. Elle te gagne à elle, par vagues, elle étouffe tes tentatives de résistance. Elle ne te permet pas non plus de t’abandonner. Tu te demandes si d’autres douleurs sont moins odieuses, des douleurs sèches peut-être, ou qu’on sait fugitives à peine les reçoit-on. Des douleurs d’effort physique qu’on peut transformer en fierté. Ou des douleurs de sentiments auxquelles conférer une qualité mélancolique.

Mais je voulais plutôt parler de Céline !

Céline est enseignante en philosophie. Cela change tout, non ? Quand elle danse, ce n’est pas seulement qu’elle exprime sa nature animale, en communion avec la nature, c’est : l’être pensant qui choisit son action et prédispose ses états, dans la limite du libre-arbitre. Par moments elle danse, à d’autres elle pense.

Elle habite près d’une frontière, ses élèves prennent l’autocar pour se rendre à la ville. Il arrive qu’ils aperçoivent sur les bas-côtés des silhouettes d’hommes (pour la plupart), fugitives comme la souffrance d’un exil interminable. Ils pensent « En voilà encore un » (ou deux, ou un groupe). Ce n’est pas cruauté ni reproche ni compassion, juste un constat. Guère moins hébété qu’un regard épuisé par la violence. Les élèves de Céline sont fatigués parce qu’ils dorment peu, ils dorment peu parce que la vie qu’on leur propose manque de joie.

Ce pourquoi Céline danse au milieu des arbres.

Disons que cela lui arrive. Pour l’instant, elle boit un thé à sa table de travail dans l’appartement qu’elle partage avec son compagnon. Du deuxième étage elle a vue sur une gare de triage où il ne se passe pas grand-chose. C’est le milieu de l’après-midi. Elle prépare un cours qui abordera la question de l’autonomie.

vendredi 22 octobre 2021

Tu te souviens de l'enthousiasme absolu

22 septembre


La douleur te pince les côtes alors que tu es couché sur le dos. Elle te réveille. Tu ne peux pas dormir longtemps sur le dos, ni sur le côté gauche, encore moins sur le ventre ; il ne te reste que le côté gauche. Pour combien de temps ? Tu es épuisé encore et il fait nuit bien que tu te sois endormi tard. Il te resterait encore à dormir assis (tu gardes cette option en réserve). Ou bien debout comme les chevaux ? Dans ton rêve tu chevauchais un gros chien qui au bout d’un moment en avait marre. Alors tu le suivais dans les pièces d’un appartement inconnu.
Mais je voulais parler de Céline.
Elle n’est pas du tout la personne naïve qu’on pourrait imaginer. Elle ne passe pas sa vie à danser au milieu des animaux de la forêt.
Tu te souviens de l’enthousiasme absolu. C’était dans un moment de grande adversité, où tout incitait à baisser les bras. Il ne s’agissait pas de toi alors ni de Céline, vous vous trouviez dans deux autres espace-temps. Il n’était pas encore question de pandémie mondiale, la planète ne tournait pas si visiblement au désastre et l’humanité courait à sa perte avec insouciance. Dans cette histoire, l’adversité était strictement localisée. Mais il y avait cette femme à l’incompréhensible vaillance, qui souriait. Tu ne comprenais pas comment elle faisait. Personne ne comprenait, à vrai dire. On en venait à se dire qu’elle, justement, avait tout compris.

jeudi 21 octobre 2021

Comment ça va avec la douleur ?

21 septembre

Comment ça va avec la douleur ?

De mal en pis.
Ah, la petite satisfaction nichée au cœur de la plainte… Quand tu ne peux raisonnablement plus répondre Ça va, avec ou sans. La douleur est là, platement physique, et elle s’épanouit dans les dimensions de ton âme.

Mais je voulais parler de Céline.

Céline parle avec les arbres et les animaux de la forêt. Quand elle danse dans la prairie, elle s’imagine que ses pieds massent l’humus et propagent de discrètes ondes électriques tout autour, qui picotent et réjouissent, oh oui, elle se laisse tomber sur le dos, les bras écartés, au ciel passent des nuages tandis que sa respiration peu à peu s’apaise.
Comment ne pas parler de Céline, comment ne pas l’aimer ?

Le soleil est à l’équilibre des pôles, tu ne peux en dire autant de toi-même. Tu n’es pas capable d’étendre tes deux bras à l’horizontale et tu vis dans l’hémisphère nord. Ce qui est certifié, c’est que les jours vont commencer à ralentir leur décroissance – jusqu’au prochain point d’équilibre que sera le solstice. C’est une relative consolation.

Quand tu te tiens immobile, assis en tailleur, tu peux oublier la douleur. Mais tu n’oublies pas qu’il va te falloir bouger – car tu n’es pas mort.
On pourrait donc dire que ça va.

mardi 19 octobre 2021

Rhizomiques #83

L’une des dernières fois où tu es venu me voir, tu portais une chemise bleu clair à manches courtes. Je l’ai mise exprès pour toi, as-tu dit. Nous avons baisé six heures d’affilée cet après-midi-là, ce qui paraît à peu près impossible, mais c’est ce qu’a indiqué la pendule. Nous avons tué le temps. Tu te rendais dans une ville en bord de mer, une ville de grand bleu où tu passerais une semaine avec l’autre femme dont tu étais amoureux, celle avec qui tu vis à présent. Je vous aime toutes les deux de manière complètement différente, as-tu dit. Réfléchir trop longtemps à cette affirmation ne m’a pas semblé très sage.
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S’il était possible pour Tilo et Musa d’avoir cette conversation étrange au sujet d’une troisième personne aimée, c’est qu’ils étaient à la fois l’un pour l’autre l’amoureux/se et l’ex-amoureux/se, l’amant/e et l’ex-amant/e, le frère ou la sœur passé/e ou présent/e. (…) Parce qu’ils se faisaient confiance au point de savoir, même s’ils en étaient blessés, que la personne élue par l’autre, quelle qu’elle puisse être, était digne d’amour. Et dans le domaine de l’amour, ils possédaient une forêt virtuelle de filets de sécurité.
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Tu me demandes parfois si je suis jaloux. Je te réponds non. Parce que ti voglio bene, je t’aime. Le mot bene, bien, change tout. Si on l’enlève, il reste : ti voglio, je te veux. Là oui, on est jaloux. Mais moi j’ajoute le mot en plus, juste et précis : ti voglio bene.

(…) Tu es une femme au cœur de la vie. S’il t’arrive d’éprouver un désir impérieux pour un homme, tu l’exprimes et tu le satisfais. J’espère que tu ne tomberas pas amoureuse, mais quand bien même, je t’aime tant. Le bonheur que tu saisis avec un autre ne m’enlève rien de toi. Tu ne pouvais trouver ce bonheur avec moi. 

J’ai toute une variété de bonheurs avec toi, tu ne m’en as pas privé, tu en as même inventé que je ne pouvais pas imaginer. Ils sont faits sur mesure pour moi et ne pourront se reproduire avec aucun autre.

Il en va ainsi des bonheurs.

Maggie Nelson (in Bleuets)
& Arundhati Roy (in Le ministère du bonheur suprême)
& Erri De Luca (in Impossible)