lundi 8 novembre 2021

Chercher les interstices

(14/n)

Nul suspense, donc, cela ne t’amuse pas de jouer avec ça. Céline a un peu de vague à l’âme, surtout quand elle regarde la gare de triage par la fenêtre de l’étage et qu’il pleut, mais elle ne va pas quitter Rémi pour si peu – si peu de vague dans une âme si vaste. Dans quelques années ils seront toujours ensemble, et même ils auront traversé le confinement du printemps 2020 sans dommage pour leur relation, bien au contraire. Dans la maison, chacun dispose d’un espace à soi où travailler, se détendre, s’isoler au besoin. Ils n’interprètent pas comme un rejet le choix de l’autre de fermer sa porte. Ils se savent chanceux et privilégiés (ce qui constitue deux constats distincts, précise Céline). Ils se considèrent comme deux personnes plutôt heureuses dans un monde violent.

Tu n’en dirais pas autant de toi. Tu admets ta chance, tes privilèges et ton aptitude pour la joie, mais il y a beaucoup plus de dureté dans ton rapport au monde. On s’en fiche, non ? Le suspense en la matière est encore plus nul, et d’ailleurs c’est de Céline que je voulais parler. Elle a expliqué à ses élèves, pour débuter l’année, ce qui était requis pour obtenir une bonne note au bac : repérer les concepts-clefs d’une question, les relier à trois ou quatre philosophes qui les ont particulièrement explorés, résumer et agencer les points de vue de ces derniers sans trop de distorsion, suggérer un point de vue personnel aussi peu affirmé que possible. Respecter un plan en deux ou trois parties. Elle leur a aussi dit que philosopher, c’était bien différent, plus joyeux. Qu’il y aurait des interstices.

samedi 6 novembre 2021

Oh, cette pusillanimité à laquelle on nous réduit

(13/n)

[octobre 2020]

Tu marches dans les rues en tenant un masque en tissu par ses attaches, comme un petit sac à main, non ça ne te donne pas l’air malin. Mais tu as trop besoin de respirer l’air du dehors. Tu ne peux empêcher ton regard de se fixer sur ceux de tes contemporains qui le portent sous le nez, comme s’ils justifiaient plus que toi de faire un détour. Ceux-là, tu ne veux surtout pas les croiser. Les masqués conformes tu les évites aussi, car tu compatis à leur inquiétude. Ainsi tu passes d’un trottoir à l’autre, sur la chaussée tu te glisses entre les voitures garées et celles qui te frôlent. Tu guettes l’apparition d’une patrouille de police, prompt à réagir : au pire, tu gardes dans ta poche un bonbon sucré dont tu pourrais prétendre que justement tu t’apprêtais à le porter à ta bouche – puisque se nourrir en extérieur est encore permis.

Oh, cette pusillanimité à laquelle tu te trouves réduit… Tu as entendu raconter qu’un homme à la rue avait récupéré un masque chirurgical jeté dans une poubelle – pour se protéger d’une éventuelle interpellation. Cela aussi peut se comprendre, si en plus il n’avait pas de papiers en règle... Céline et Rémi ne se posent pas de questions inutiles. Enfin, tu imagines. Ne s’en vantent pas non plus. Quand ils accueillent chez eux des étrangers en détresse, ce n’est pas pour gonfler leur estime de soi ni pour cimenter leur couple. Simplement ils partagent une éthique, dirait Céline, et la mettent en pratique.

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(Tu racontes au présent mais cela s’est initié il y a quelques années. Quand Céline doutait plus qu’elle ne l’aurait souhaité, dansait, réfléchissait à son cours sur l’autonomie, ne pensait pas sérieusement à quitter Rémi.)

jeudi 4 novembre 2021

Elle sent parfois des présences cachées

(12/n)

Elle sent parfois des présences cachées, et elle sait que ce n’est pas seulement son imagination. Des hommes traversent effectivement la frontière par les montagnes, aussi des femmes et des enfants. Elle n’en a jamais vu quand elle courait dans la forêt, mais peut-être a-t-elle arrêté du fait de cette connaissance. Quelque chose d’incongru, elle et Rémi dans leurs belles chaussures de jogging, avec la clef de leur maison dans une banane, dépensant un trop-plein d’énergie, tandis que d’autres êtres humains, tout proches, ne tenaient plus debout que par la peur, l’espoir, le dénuement et l’épuisement. Elle marche sur d’autres chemins, de l’autre côté de la vallée. C’est là qu’elle recommencera à courir. Rémi, quant à lui, ne semble rien redouter.

Tu jouais de la musique avec lui une dizaine d’années plus tôt, bien avant qu’il ne rencontre Céline. Vous aviez monté un groupe qui tournait un peu dans les bars d’une région voisine, avec un bassiste et un batteur. Il était au clavier et au chant, et toi à la guitare. Vous n’étiez pas très bons. (Quelqu’un se souvient-il de NoLog ? Même toi tu as perdu ton dernier exemplaire du CD que vous aviez autoproduit.) Mais tu te souviens bien sûr des chansons, dont tu avais écrit les paroles. Tu trouvais que Rémi ne les chantait pas comme il aurait fallu. Tu trouvais aussi que le groupe était meilleur sans toi.

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Céline et Rémi t’ont invité à passer les voir. Cela percute la temporalité de ton récit, jusqu’à présent tu parlais de leur vie d’avant la crise sanitaro-politique. Tu t'évadais de la crise sanitaro-politique en parlant d’eux. Rémi a ajouté On héberge parfois des gens de passage mais en ce moment il n’y a que nous.

mercredi 3 novembre 2021

L'irrésistible esprit clubbing

(11/n)

La douleur est odieuse parce qu’elle se manifeste d’abord de façon localisée et anodine, avant de s’élargir, de s’amplifier, de croître démesurément, à une vitesse insensée et tu ne peux rien y faire, même te ramasser sur toi-même n’y change rien, tu sais seulement que cet élancement est inexorable, tu le sais dès le premier battement de travers et c’est davantage encore qu’odieux : pervers. Heureusement tu sais aussi que la crise est temporaire, dans cinq minutes tu pourras repenser à autre chose.

Tu pourras reparler d’amour. Tu ne serais pas sorti braver le froid, la pluie et les virus si ce n’avait été pour rejoindre cette femme si vitale à ton cœur. Elle t’offre un livre sous-titré Psychopathologie de l’amour, vous en souriez ensemble ; elle lit en ce moment les Lettres à un jeune poète. Il y a d’autres amis autour, masqués, quelque chose d’important vous a été ôté (les sourires explicites ?). Ce qui demeure est forcément nostalgique. Dans la rue un petit homme éméché, qui ressemblerait à ton père si celui-ci vivait encore et avait trente ans de moins, t’offre une cannette de bière.

Céline a décidé de se remettre à la course à pied. Elle connaît les chemins autour de la maison, la forêt, les deux petits lacs, les champs en jachère, pour les avoir explorés dès son emménagement ici avec Rémi. Ils couraient ensemble. Puis elle a préféré marcher. Et danser, parfois seule. Elle pense qu’il n’y a rien de plus ouvert, généreux, satisfaisant, qu’une danse distante avec ceux qu’on aime, à les frôler mais sans accaparement ni gestes imposés. Tu as l’esprit clubbing en pleine cambrousse, c’est irrésistible ! l’enlace Rémi.

mardi 2 novembre 2021

Les certitudes acquises

(10/n)

Quand tu t’es déclaré amoureux, elle a trouvé cela insupportable parce que c’était trop tard, elle avait déjà pris sa décision. Comme tu ne comprenais pas qu’une décision prise la veille ne puisse être supplantée le lendemain par une autre qui lui soit opposée, elle a dû se dire que ton degré de folie était dangereux – et s’en est trouvée confortée. Toi tu te voyais constant : quoi qu’elle décide, tu l’aimais. Mais elle décelait au contraire un manque de fiabilité ; car si les décisions, selon toi, pouvaient se renverser d’un jour sur l’autre, alors comment se sentir en confiance ? À moins que tu ne conçoives les revirements émotionnels que chez les autres, ce qui serait plus fou encore, en plus d’être affreusement condescendant.

Contre toute attente, les élèves de Céline s’emparent avec passion du concept de libre-arbitre. Elle a lancé une discussion ouverte après un bref condensé professoral des raisonnements de Saint-Augustin, Aristote, Spinoza et  Nietzsche (en passant vite sur Kant et en leur épargnant Schopenhauer). Gros succès pour Nietzsche, évidemment. C’est trop facile, elle se le reproche, elle devrait bosser davantage son Kant pour contrebalancer. Mais elle est contente de voir de l’enthousiasme sur les visages de ces êtres en devenir qu’elle ne connaît pas bien encore, qu’ils aient compris d’emblée que la philosophie est un débat. Sa vie avec Rémi est une certitude acquise ; quoiqu’elle ignore à quel point elle souhaite qu’il en soit ainsi.

lundi 1 novembre 2021

Tu trouves que je suis prévisible ?

(9/n)

La douleur, ça commence à bien faire. Déjà, il y a plus douloureux que toi. Plus grave aussi, des gens qui pénètrent dans des tubes avec d’autres appréhensions que les tiennes – toi qui n’es pas même claustrophobe. Et puis c’est appelé à durer, ça ne veut plus rien dire, sauf à parler de condition. Voilà, c’est une condition humaine assez écrasante et finalement nulle, dans le sens où : qu’en dire et pourquoi ? Tu as toujours été d’un tempérament rêveur, ce n’est pas le moment de t’enliser dans une réalité sans perspective autre qu’un balancement perpétuel entre atténuation et accentuation.

- Tu trouves que je suis prévisible ?

- Qu’est-ce que c’est que cette question ?
- Comme personne, tu trouves que je suis quelqu’un de prévisible ?
- Je ne te vois pas comme ça, non. Mais je te fais confiance.
- Tu trouves que je suis ennuyeuse ?
Rémi éclata de rire, puis s’interrompit devant la gravité de Céline.
- Je ne te surprends jamais.
- Là tu me surprends, je peux te l’assurer. Qu’est-ce qui se passe ?
- Rien.
Et Céline alla remettre de l'eau à bouillir pour le thé.