mardi 7 décembre 2021

Dystopique il y a peu encore

(34/n)

[octobre 2020]

Tu as rêvé que tu étais dans une gare, pressé de te rendre quelque part, tu sortais du train et prenais conscience que tu n’avais pas de masque. (Comme cette simple phrase aurait paru dystopique il y a peu encore… Et ce rêve, d’emblée étrange alors que non, rien de plus quotidien, tu sors du train, dans la gare tout le monde est masqué.) Il y a foule et tu es inquiet, tu plaques un pull sorti de ton sac sur ton nez. Tu guettes aussi la présence des policiers qu’il te faut éviter. Arrivé à un guichet, tu demandes si on peut te fournir un masque, tu as oublié le tien… L’homme te regarde avec réprobation (ce froncement de sourcils que tu interprètes) et te tend sans un mot un stylo.

Alors bien sûr, écrire est une solution. Il n’en reste pas beaucoup. On te dit de faire attention tout de même, vu le climat fasciste qui se répand sur le pays. Céline et Rémi pourraient être mis en garde à vue et condamnés. Peut-être Youssef comprend-il davantage qu’il n’en laisse croire mais à juste titre il se méfie. Vaut-il mieux qu’on l’inscrive sur une liste ? Ou qu’il saute dans un wagon la nuit qui partirait vers le nord, puis l’ouest, vers l’île promise... Les deux ne sont pas incompatibles, raisonne Rémi. Céline a pensé à inviter Youssef à sortir courir avec elle, avant de se traiter d’idiote (son bol d'air, papiers en règle dans la banane). Elle y va seule. Elle respire le plus amplement possible.

lundi 6 décembre 2021

L'éthique, rien de moins

(33/n)

Elle commence à travailler beaucoup, l’année scolaire ayant pris son rythme de croisière. Elle-même rame derrière le paquebot, et elle déteste ça. Devoir se fixer un temps maximal de lecture par copie corrigée, par exemple, cela va à l’encontre de son… éthique, oui, rien de moins. Elle serait tentée de rajouter des demi-points quand elle consacre trop peu de temps à une correction, imaginer un barème de compensation, qui serait établi sur la base d’une proportionnalité très subjective entre effort d’écriture et implication de lecture. Mais les mathématiques et elle ça fait deux. Pour la préparation des cours elle s’en sort mieux. Elle a déjà des fiches toutes prêtes, qu’elle a utilisées les années précédentes. Il y a encore deux ans, le travail de préparation était plus stressant que celui de correction. Et les cours étaient à chaque fois une entrée dans l’arène, aussi lionceaux bâilleurs que puissent être ses élèves. Donc cela va mieux, de mieux en mieux, se répète-t-elle.

Youssef dort en bas dans le canapé, comme la veille. Il est encore plus discret que ne s’efforcent de l’être Céline et Rémi. Dans la soirée ils ont mangé tous les trois, Rémi a raconté les démarches accomplies auprès du Cada, formulaires à remplir, étapes à suivre, possibilités d’hébergement, d’aide financière minimale, de cours de français. Les soucis de justificatifs qui manquent, et de compréhension mutuelle. Youssef connaît à peine quelques mots d’anglais, il n’a pas pu échanger non plus avec le traducteur arabe. Sur la carte il a montré l’Érythrée, sa langue est peut-être le tigrigna. Tu connaissais l’existence de cette langue, toi ? a demandé Rémi, et Céline d’avouer que non, Tigrigna ? ont-ils répété à Youssef qui a hoché la tête comme à presque toutes les questions, avec un sourire timide. Parfois le sourire cède subitement la place à une expression anxieuse, alors Céline et Rémi sourient à sa place, pour rassurer.

samedi 4 décembre 2021

Du problématique au paramétrique

(32/n)

Ton idiopathie masque possiblement une anxiété, tu ne vois pas bien, Vous voulez dire davantage que d’habitude ? L’anxiété de fond ayant cessé d’être un problème, tout juste un paramètre, de même que le désespoir, On ne va pas en faire tout un fromage, si ? D’accord, j’ai employé le mot désespoir, je n’aurais pas dû… Tu vis avec. On pourrait aussi reparler de la douleur, c’est presque synonyme tout cela. Parce qu’il est significatif que j’associe douleur, anxiété et désespoir ? Léo Ferré avait compris qu’on chante mieux les octosyllabes que les alexandrins.

Ils se sont retrouvés un peu stupides dans leur chambre, bien trop tôt dans la soirée. N’osant pas faire de bruit, écoutant vaguement le silence en bas. Aider, oui mais comment au-delà ce minimum, un abri pour la nuit, ils ne savaient pas. Sur Internet ils ont trouvé des informations, des adresses d’associations, ils auraient voulu demander à Youssef s’il s’y était rendu mais ils ont jugé que cela pouvait attendre le lendemain. Rémi aurait le temps de s’en occuper. Cécile l’a embrassé et s’est relevée pour préparer son cours sur Nature et Culture.

jeudi 2 décembre 2021

Tu aurais fait de même, non ?

(31/n)

(...)

Ou peut-être pas. Peut-être faudrait-il que tu vives à deux. Ou dans une maison, dans une petite ville. Ou que tu aies moins mal partout. Ou que tu sois plus jeune. Ou que tu sois moins désargenté. Ou que tu sois moins triste (variante : malheureux, déprimé, fatigué). Ou que tu parles mieux anglais. Ou que tu aies davantage d’espoir (on l’a déjà dite celle-là, non ?). Ou qu’il fasse moins froid. Penses-y, la liste peut s’allonger encore. Es-tu secrètement amoureux de Céline ? Es-tu jaloux de Rémi ? Le sort des migrants qui traversent des continents au péril de leur vie te préoccupe-t-il seulement ?

Son prénom est Youssef. Il a bu, mangé très peu. Il avait l’air exténué. Ils lui ont ouvert le canapé-lit, ont fait plein de signes – nous on dort à l’étage, mais si tu te réveilles la nuit tu peux piocher dans le frigo, tu peux aller aux toilettes, dans la salle de bains, on te laisse des couvertures supplémentaires si tu as froid, tu peux te reposer tant que tu veux, dormir (ils ont joint les paumes, incliné la tête sur le côté), sleep tu sais, demain on verra comment on peut help you, bonne nuit, good night. Céline avant de monter l’escalier a éteint la lampe du porche et laissé la porte déverrouillée.

mercredi 1 décembre 2021

A un pas de distance

(30/n)

Et puis voilà : il pleut, un homme se tient sous l’auvent du fleuriste, voûté, épaules relevées, dans un sweat qui souligne sa minceur. Les mains réunies dans la poche ventrale, un sac sur le dos. Une main qui se risque au-dehors, la paume se retourne à peine, la voix se fait tout juste entendre, une syllabe – food ?

Céline s’arrête, regarde sous la capuche le jeune homme qui garde la tête baissée. On va lui acheter quelque chose à la boulangerie, dit-elle à Rémi. Qui réfléchit, pas longtemps, On lui propose de venir chez nous, il est frigorifié.

Chez eux c’est à dix minutes à pied. Ils disent quelques syllabes eux aussi, comprenant que des phrases complètes en anglais sont trop compliquées – come, eat, warm. Ils font des signes, des mimiques – rain, brrr, cold. Ils sourient. Pas lui. Mais il les suit, à un pas de distance.

Il reste sur le seuil du salon alors qu’ils l’invitent à entrer, ses vêtements trempés alors qu’ils ont enlevé leurs bottes et leurs cirés. Bien sûr, lui n’a rien à enlever. Rémi le mène à la salle de bains, Céline fait chauffer de l’eau pour un thé. Voilà, cela a commencé ainsi. Rien que de très naturel. Tu aurais fait de même, non ?