vendredi 7 décembre 2018

7 décembre

Tombe la jalousie sur un coin de la tête, de même que bascule sur le côté la peluche qui semblait bien assise. Oh, tous ces sourires d’enfants, plus ou moins crispés face à l’objectif... Seuls les parents ont le droit de jouer avec le cadre, sortir en se courbant, revenir effacer un pli malencontreux, rectifier la pose. Ou le photographe qui se prévaut d’une couarde innocence, si ce n’est complicité. Un jour – et ce jour arrive – les couleurs auront passé dans la succession de destinées sinistres, l’innocence exposée inspirera de la pitié.
Mais Binh-Dû sait-il vraiment de quoi il parle ? La nuit, un arbre se dresse d’entre les ressorts du matelas, un poirier lui garantissant qu’il continue à avoir soif et trouvera au réveil de quoi se désaltérer. Le jour, une paire de seins fermes tend le tissu d’un chemisier de soie. Et il y a la tendresse aussi, n’en déplaise aux esprits forts. Ce qu’il sait, c’est qu’il n’est pas à l’abri de regretter d’être lui-même et non un autre, plus chanceux, plus méritant, mieux paisible. Il n’a pas assimilé toutes les façons de se réjouir. Un bouc lui pousse au menton.

jeudi 6 décembre 2018

6 décembre


Binh-Dû est si rapide ! Il regarde le ciel gris, les nuages de pluie, qu’à cela ne tienne, ses pieds félins ont déjà dévalé la volée de marches extérieures, la grille ouverte est déjà refermée, et toute une enfilade de rues avalée sans y penser, au bureau de poste le temps est arrêté. Goutte à goutte les secondes parcourent leur révolution sur le cadran aux chiffres rouges... Dans la file d’attente on attend... Certains remplissent des formulaires à une table ronde qui oblige à écrire penché... D’autres pointent un doigt circonspect sur l’écran des automates... Le bébé dans sa poussette reste serein bien que Binh-Dû détourne le regard vers la dame qui colle avec application (comment, sinon ?) un timbre sur une enveloppe... Il se glisse dans un interstice pour accéder à la machine, poser son colis sur le plateau, « Vous permettez que je récupère mon fils ? » demande la dame, « Bien sûr », répond-il comme si la question en était une, quelle tristesse cette agressivité, se désole-t-il de retour dans la rue où la pluie se retient encore de l’assaillir, l’épicerie-bazar brille de mille diodes, Binh-Dû a préparé l’appoint au creux de sa main, ce qu’il cherche n’est pas en rayon, il ressort, effraie une vieille femme qui sur le trottoir s’appuie sur sa béquille, « Pardon », se fend-il, et son sourire d’excuse aussitôt étiré se referme, déjà il a franchi la grille, monté les marches, retiré ses chaussures. La pluie peut bien tomber sur le toit...

mercredi 5 décembre 2018

5 décembre

Mais pendant que les braves gens font leurs courses au supermarché, l’Histoire les condamne. L’Histoire accuse Binh-Dû à chaque seconde et l’accusera tant qu’il se penchera sur l’épluchage d’une échalote. Comment s’accommode-t-il de cela ? Ce n’est pas tant l’époque qui est en cause, alors faut-il incriminer un tempérament ? Dans les rues la misère persiste, aux yeux de tous. Partout dans le monde souffrance, spoliations, viols, saccages. Peints sur les paupières de ceux qui choisissent d’ignorer, des yeux grands ouverts jamais ne cillent dans le sommeil.
Cette tradition remonte aux sources de la courtoisie. M’aimez-vous ? Je vous aimerai jusqu’à mon dernier souffle, j’en fais le serment, ou jusqu’à l’heure de votre mort. Et ce sort funeste paraît enviable. Binh-Dû cacherait plutôt sa dévotion comme un sentiment trop conditionné. Un jour on se souvient de la personne accomplie qu’on croyait être alors qu’on avait vécu moitié moins. Tout autour le carnage continue, embrassant un mouvement voisin d’amour et de désir. Le monde entier se cherche des justifications, le constat est terrible ; mais telle est sa raison.

mardi 4 décembre 2018

4 décembre

Prenons une échalote, n’est-elle qu’un condiment ? Le vrai sujet traiterait de la générosité, de la progressivité des apprentissages, de la mise en valeur des diversités, ce genre de choses. Dans la vapeur exhalée par les cerveaux se dessinerait une imposante architecture conceptuelle, avec ce qu’il faut toutefois d’émotions douces. Les sourires ouvriraient des lucarnes sur le ciel, il y aurait un feu de bois dans la cheminée, et du thé bien sûr, des tasses et des tasses, accompagné de pâtisseries exquises. Et une échalote.
Vulgaire, même, à sa pelure externe collerait encore un prix, en chiffre et en code barre. Mais si l’échalote était comme le mouton divin – le mouton indistinct du troupeau où se dissimulerait Dieu ? Si l’échalote était un fruit, poussant sur l’arbre de la connaissance – et on croquerait une tomate en dessert. Si la force de l’échalote venait de ce que l’équilibre secret du monde reposerait sur elle, pauvres de nous. Binh-Dû s’en mord la langue. Moins il parlera, moins il dira de bêtises. Moins il s’éloignera du vrai sujet.

lundi 3 décembre 2018

3 décembre


Sur les photographies aussi l’on danse. D’appartement. Binh-Dû avait mis une belle chemise, aux pieds des souliers brillants. Son amoureuse avait l’air de ses vingt ans, qu’on lui en aurait donné dix de plus tant l’intelligence, la douceur et l’exigence émanaient de sa peau. Lui-même rajeunissait en sa présence, mais à quel point ! D’une manière étourdissante, elle le faisait grandir. Peut-être même faisait-elle pousser ses cheveux (à lui) si longs sur les épaules. Elle le faisait sourire, ou plutôt elle faisait qu’il souriait, non plus comme on se raccroche à n’importe quelle branche surplombant la rivière, mais comme on s’émerveille d’avoir été malheureux puisque tel fut le chemin du bonheur. Quand elle l’avait quitté il avait battu son record de barbe. Un jour ils s’étaient retrouvés dans un pub irlandais, le lendemain il s’était rasé, comme avant, comme sur les photographies, quand elle préférait que cela ne pique pas. Binh-Dû devrait se raser plus souvent au lieu de se vieillir. Elle s’en fichait, sa dernière amoureuse, qu’il pique ou pas, et lui se trouvait plus beau comme ça. Ils n’ont pas de photos qui les commémorent. Ils ont cinq cents pages de correspondance électronique. Ils  étaient secrets. Le soir du bal, il ne pouvait pas danser à cause d’une tendinite achiléenne, mais dans la pénombre ils se sont embrassés, il s’en souviendra encore dans quinze ans. Il aura peut-être rasé sa tête, qu’on le prendra pour un moine. Elle sera revenue dans sa vie pour toujours à jamais (car là est sa place, là est leur place, au plus élevé de l’amour, que Binh-Dû, d’en bas, contemple).

dimanche 2 décembre 2018

2 décembre

La fillette glisse d’une marche sur les fesses, c’est normal, c’est comme cela qu’on apprend à marcher. Elle pleure quand même, de contrariété, non ce n’est pas normal, j’étais là, tranquille, la veille j’avais réussi à atteindre le fauteuil où papa me tendait les bras, sous les applaudissements de maman, alors pourquoi cette fois je tombe ? (Mais qui parlait d’escalier ?)
Prudence est mère de tous les risques. Dans le meilleur des cas, si l’on veut vivre. De ses bras l’on s’éloigne (bien sûr la Terre est ronde, d’où l’éternel retour). À défaut de savoir encore se casser la figure, on apprend à rouler-bouler, et tout étourdie, dans le nouvel univers ainsi pénétré, de sa mère on devient la mère, tandis que la fille a mille ans et cinquante paire d’yeux.
L’infinie sagesse d’un âge acquis, et toujours un rire d’enfance. Le miel touillé au fond de l’eau citronnée colore un typhon nouveau, sur les parois du verre miroitent mille-et-une correspondances. Mais on ne comprend pas ce que tu racontes ! objecte-t-on à Binh-Dû, lequel choisit de ne pas entendre la musique dissonante. Aimer encore.

samedi 1 décembre 2018

1er décembre

C’est le moment de vérité. Tous les VIP sont là, ne pas se louper. Une chevillère prend l’allure d’un accessoire, oublier l’entorse en-dessous qui proteste en coulisses. La salle est pleine d’une rumeur confortable qui lentement décroît avec l’éclairage. Tous les yeux braqués vers le disque lumineux qui se précise au centre de la scène...
Une heure plus tard Binh-Dû applaudit, moins fort que certains de ses voisins, il se détend, il s’émeut, il essuie la larme avant qu’elle ne s’épanche. Il lève aussi discrètement que possible une main quand son nom est cité, la claque à nouveau dans l’autre quand les têtes se tournent vers la régie. Il boit le champagne, il serre dans ses bras.
Remet son bonnet, la route est longue jusque chez lui et il ne sait plus trop où il en est de sa pudeur. S’il convient de témoigner de la beauté, de nommer la reconnaissance, si ce qui existe dans l’éphémère a besoin d’être identifié plus précisément, les amitiés, les sentiments. L’amie qui l’accompagnait ce soir, celle qui manquait. Tout ce qui demeure parfait.