Il ne voudrait pas qu’on le prenne pour un ravi de la crèche mais
Binh-Dû aime l’idée de débuter ses journées par un « merci », et de
conclure de même à l’instant d’éteindre les lumières. Dès le premier souffle de
la naissance, de bon augure, et dans l’exhalaison du dernier soupir (lui aussi
de bon augure ?). Entre ces deux extrémités, souvent ça ne rigole pas,
mais il reste toujours une part de Binh-Dû pour apprécier le foutoir. Il
s’identifie volontiers à cette part de lui-même, il se trouverait bien
dissimulé à l’intérieur de sa cage thoracique (par exemple, mais ce pourrait
être plus bas ou dans des endroits inattendus, même à l’extérieur de lui, un peu partout en somme à l’exception notable
de sa boîte crânienne).
Ce qui se passe à l’intérieur
des boîtes crâniennes autres que la sienne le laisse perplexe. Il devrait
être habitué depuis le temps, mais malgré certaines similitudes, il continue à
se percevoir comme fondamentalement différent des êtres humains, du moins de la
quasi-totalité d’entre eux. Ce qui totalise bien davantage qu’une majorité.
Pour dire : même chez les minoritaires il se sent marginal. Heureusement
il n’est plus tout à fait celui qu’il était. Celui qui mangeait du poulet bien
qu’il ait fallu auparavant trancher un cou puis apprêter le cadavre, qui se
doutait que l’odeur de chair grillée serait aussi appétissante que celle d’une
cuisse ou d’un bras. Il était fier d’une certaine façon d’appartenir à son
espèce, d’avoir le meurtre dans le sang.
Aujourd’hui encore, s’il ouvre toujours ses narines en passant
devant une rôtissoire, ce n’est pas seulement pour les petites pommes de terre
qui rissolent – dans la graisse et le sang. Il écoute des disques de son
enfance où il est question de tuer le chat d’une femme dont on se dit amoureux
ou de pousser encore plus loin la passion de l’amour à mort. C’était joyeux,
Binh-Dû dansait en levant les bras en l’air. L’esthétique de la violence le
faisait se sentir rassasié, vengé, vivant. Est-ce donc qu’il
vieillit ? S’il n’en peut plus de ces stéréotypes omniprésents qui
constituent sa culture, de cette apologie des sangs tournés, de la résolution des manques par un surcroît
d’inintelligence ou de malignité ?