Times I've tried to make breaks, embrace for the enemy
Meet my face to face, time try to find the diamond
Counting time as time counts me, the river to the island
"C'est mon plus grand plaisir d'être une débutante.
Ça je ne veux pas le perdre, jamais."
Louise Lecavalier
Comme le plan du métro de Londres, dis-je.
Il n’indique jamais, enchaîna Zafar, où sur la terre se trouve telle station. En un sens, ce n’est pas du tout un plan mais un schéma ; une représentation non pas topographique mais topologique (…)
La perte d’information et de compréhension que tout acte de représentation entraîne est l’effet d’un acte de destruction qui répond à un besoin. Il semble peut-être que nous ayons fait un pas en avant, mais en réalité nous avons fait un pas en arrière et deux pas en avant. Chaque fois que nous voulons comprendre quelque chose, nous devons simplifier, réduire et, en outre, renoncer au projet de comprendre en totalité, afin qu’il soit possible de comprendre un tant soit peu. Cela est vrai, je pense, de toute entreprise humaine.
Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)
(1931)
(2012 - désigné par Maxwell Roberts)
Ou peut-être qu’il se contenterait de regarder passer le temps dans quelque trou perdu, bien évidemment il aurait donné sa démission. Plus d’histoire pour lui, finie la supercherie. Il s’intéresserait aux animaux, leur faible conscience d’eux-mêmes, la fourrure du lapin qui vire du brun au blanc durant l’hiver. L’horizon sans surprise des saisons. Cette pensée le rassérénait. Dans sa cabane il cesserait de s’informer sur le climat détraqué, il chasserait sans scrupule le lapin blanc. Il se noircirait les pommettes au charbon de bois et à l’huile de phoque pour se protéger les yeux de la réverbération du soleil. Il laisserait pousser sa barbe. Il aurait de moins en moins figure humaine, à la fin il ne ressemblerait plus à rien.
Jumien reconnut le pas de Sylvelle dans l’escalier. Il se releva d’un bond ; il se précipita dans le couloir, enfila ses chaussures, et alors qu’elle ouvrait la porte d’entrée il s’échappa sans demander son reste.
Pendant un instant rien ne se passa, rien de plus qu’un échange de regards circonspects, l’échange d’un seul regard. On aurait dit que tout était normal, hormis l’anxiété perceptible dans cette pièce étroite, sans échappatoire. Puis Jumien sentit un léger tic relever le coin gauche de sa bouche… et tout se détraqua à nouveau. Il ouvrit grand la bouche pour respirer, il implora une stabilité qu’il était le premier incapable de tenir, il émit un son misérable qui se répercuta contre les murs carrelés : ce visage en face de lui était impossible. Jumien ne pouvait en détacher ses yeux cependant, fasciné, horrifié, affligé par une parodie de lui-même qui tout en étant autre paraissait non moins affligée, horrifiée, fascinée. Il n’osa pas lever un bras, c’était déjà suffisamment pénible, même à peu près immobile ce Jumien bougeait en dépit du bon sens. Son visage grotesque révélait l’envers de celui qu’il avait cru être depuis toujours, c’était d’une impudeur insoutenable bien que sans autre témoin que soi. Une fracture catastrophique de la connaissance que Jumien avait de lui-même. Que restait-il à comprendre après ça ? Quoi rassembler, comment réparer les morceaux ? Qui pouvait-il continuer à être désormais ?
Elles étaient dispersées dans des placards, des tiroirs, des chemises. Sur l’ordinateur bien évidemment, mais il préférait éviter les écrans réfléchissants. Le temps d’en avoir le cœur net : son grain de beauté était apparu à l’adolescence, là, sur la joue gauche. Lors de l’anniversaire de ses dix-huit ans, il s’apprêtait à souffler les bougies. Il avait l’air si jeune, si vulnérable... Si peu armé pour affronter le monde. Pas très malin non plus... Mais le grain de beauté était à gauche, c’était une preuve ! À moins que les photographies les plus innocentes ne soient truquées elles aussi ? Soudain Jumien ne savait plus, est-ce qu’une photographie inversait la réalité comme un miroir ? Y avait-il un correcteur d’inversion ? Il laissa retomber la photo, découragé. C’était sa mère qui l’avait prise. Il y avait peu de photos de Sylvelle et de lui. Des centaines de Sylvelle, contenues ailleurs – dans le disque dur de l’ordinateur. Ils ne demandaient pas qu’on les photographie ensemble. Ils ne faisaient pas de selfies. C’était une preuve aussi, par l’absence, mais une preuve de quoi ? Il appréciait qu’elle ne soit pas jeune au point de faire des selfies mais il se sentait vieux avec son réflex qui ne faisait pas téléphone. Qu’est-ce que cela disait de leur relation ? Ils n’avaient pas besoin de photos d’eux ensemble. Il avait besoin d’elle, oh comme il en avait besoin ! C’était une évidence, pire : une urgence. Où était-elle ? Fallait-il l’attendre ?
Il aimerait bien qu’elle soit là à côté de lui devant l’entrée de l’immeuble, ou en haut à l’attendre. Il ferait peut-être mieux de ne pas rentrer seul, ou bien si, justement, ce serait préférable ? Ce serait préférable s’il s’agissait d’aller se planter devant le miroir de la salle de bains. Qu’il n’y ait pas de témoin. Puisque ce matin elle n’avait rien vu, ne l’avait pas cru. Il ne voulait pas s’effondrer une fois de plus. Car elle le quitterait. Et ce serait normal, ils n’auraient plus rien à faire ensemble. Le pire, se rappela Jumien, c’était l’impression qui l’avait assailli quand ils se regardaient ensemble dans le miroir, de n’être pas assortis. D’être à eux deux une dramatique erreur, une méprise. Lui si tordu, elle si pareille à elle-même. Il ne voulait pas revivre un tel instant. Mais il fallait aussi qu’il en ait le cœur net : qu’est-ce qui clochait avec ce miroir, si ce n’est avec lui ? Jumien s’engagea dans l’escalier comme quelqu’un qui se rend à un rendez-vous indésirable et redouté, mais qui n’a pas vraiment le choix.
Dans la salle il avait choisi une place sans danger, vue dégagée en biais vers le comptoir. Il y avait bien un grand miroir mais aucun risque de s’y croiser, Jumien observait le flot des clients qui entraient et sortaient innocemment du cadre. Il serait bien resté plus longtemps, tout semblait ordinaire, on ne lui prêtait pas attention.
Sylvelle lui avait téléphoné, prendre des nouvelles, s’il se « sentait mieux ». Pas d’allusion plus précise, comme pour un léger mal de gorge, mais il lui en est reconnaissant. Il reprend confiance, au point d’hésiter à redescendre aux toilettes et à se regarder en face cette fois, peut-être tout est-il revenu à la normale ? Peut-être seul le miroir de la salle de bains était-il détraqué ? Mais ce raisonnement est intenable, sorte de validation de la folie qui était apparue ce matin.
Jumien paie, sort prudemment, assure ses deux dernières heures de cours sans que rien de notable s’y produise. Enhardi, il croisa même quelques mornes regards de seconde B. Dans le métro son passe déclenche sans problème les portillons, présage encourageant. Mais il s’agit encore de retourner dans l’appartement, et même en l’absence de Sylvelle qui rentrerait plus tard, de faire preuve d’un courage inouï.
Jumien n’était pas un prof populaire. Il enseignait l’histoire en pure perte, sachant qu’il aurait fallu raconter autrement. Il aurait fallu critiquer ce qui était inscrit dans les manuels, expliquer une complexité bien plus vaste que ne le suggérait la linéarité d’événements sélectionnés, consécutifs, apparemment logiques. Puisque ceci, alors cela, misère. Il se doutait bien – ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait le coup – qu’avant son arrivée, l’élève qui l’avait apostrophé ou son voisin était grimpé sur une chaise posée sur une table pour modifier l’heure. Il pouvait même se représenter les protestations des fayots – Vous êtes immatures ! Et s’il entrait à l’instant, on recevrait tous un zéro ! Et on a déjà du retard sur le programme !