L’homme
qui lui tend une bouteille d’eau sous la canicule porte sur la tête une coupe
de cheveux hors de prix. De plus, il est descendu d’un scooter rutilant, non
moins puant. « Vous êtes sûr,
vous n’avez pas soif ? » Bien sûr qu’il a soif, surtout après avoir
changé la chambre à air de son vélo, et puis il pourrait plus efficacement ôter
la saleté de ses mains qu’en leur crachant dessus. Mais l’homme est clairement
un ennemi de classe, d’ailleurs il se dirige à présent vers sa péniche luxueuse,
un peu vexé par l’offre refusée. Il faudrait ne pas se sentir mendiant pour
permettre le don. Les palissades d’un chantier de construction contournent avec
soin l’horodateur devant lequel une femme gracile se voûte pour lire les
instructions, violentée par le fracas des marteaux-piqueurs et le souffle
mortifère du béton froid. Le tronc et les branches des arbres ont été rabotés
par le passage des engins et les frôlements répétés d’une grue métallique. Dans
la pénombre, le corps étendu se souvient d’un autre corps tout près de lui,
d’une veille désirante à l’écoute des respirations – à chaque goulée d’air
l’amorce du désir. C’était l’amour, condition nécessaire. Dans le parc, alors
que la nuit tombe, des hommes solitaires hissent répétitivement leurs muscles à
des agrès de force, tels des prisonniers. La jeune femme accompagnée se repère
au logo lumineux d’une banque, en haut d’une tour. Un jour elle attendait
assise dans l’encoignure extérieure d’une baie vitrée à l'épreuve des balles et des béliers, « sur la
banque », avait-elle indiqué par texto – auprès d’elle se vivent des
heures inestimables. Son sac contient une petite bouteille en plastique, à
laquelle il aima boire.
vendredi 6 juillet 2018
jeudi 5 juillet 2018
4 juillet (suite)
À la volée
un visage ravagé et un bras dans le plâtre, cette femme sans âge est bien
maigre et personne n’a dessiné de cœur à l’encre rouge, cela sent la saleté et
la misère. Un effluve soudain, son regard implorant. Face auxquels le geste
réflexe consiste à écarter les bras comme en descente de croix, au creux des
paumes les stigmates, et les petits enfants viendraient se blottir dans la
lumière éternelle. Rien dans les poches, prétend-il en poursuivant sa route. Il
ment, ce ne sont pas des mouchoirs qui tintent contre sa jambe. Il éternue à
cause des tilleuls. Il marche trop vite, trop directement vers le bureau de
poste où il fera l’appoint pour payer un timbre, où il prendra peut-être le
temps de retirer quelques billets du distributeur avant de s’enfuir comme un
voleur, les yeux baissés. Il a établi dans sa tête un programme minuté,
désireux que rien ne le perturbe. Peut-on être désireux du rien ? Lors des
rendez-vous avec son psy, il cherchait de quel traumatisme originel était issu
son mal de vivre. Je ne crois pas avoir eu une enfance malheureuse,
s’étonnait-il souvent. Son psy paraissait en avoir vu d’autres, il attendait la
suite. Parfois après un silence : Vous dites que vous « ne croyez
pas » ? Après avoir posté le règlement de son loyer et fait ses
courses au supermarché, il rentre chez lui, satisfait d’être dans les temps. Il
ignore que répondre « Oui, merci » à la main tendue transfigurerait
le masque indécis de ses soucis – et les cieux s’ouvriraient, et une nuée de
séraphins entamerait une farandole.
mercredi 4 juillet 2018
4 juillet
Quand nous serons invulnérables comme papa. Grands et forts. Plus rien
ne pourra nous menacer, de même que rien ne menace quand papa est là. Nous
sommes en sécurité. Nous protégerons le monde, les nôtres dans le vaste monde.
Nous serons infaillibles, nos muscles seront d’airain et notre parole d’or. En
attendant nous sommes confiants, gare à toi mon frère si tu t’avises de
t’opposer à la loi de papa. Car papa est aussi terrifiant. Il est capable de
toucher le plafond du bout de ses doigts en se tenant sur la pointe des pieds. La
seule façon de s’échapper consisterait à passer sur le balcon et à descendre en
s’agrippant aux aspérités de la façade. La nuit quand il dort, car autrement : rien ne lui échappe. Il sait tout. Il
ne mourra jamais.
À moins que ce jour où nous aurons grandi jusqu’à le rattraper, nous
voulions remettre en cause sa vérité. Son front se sera couvert de rides
horizontales, telles des ratures sur des phrases désavouées. Il se sera un peu
voûté. Dans son regard on percevra des lumières inédites, plus inquiétantes que
ses fureurs de jadis, ce seront les feux-follets de la peur. Finalement il aura
vieilli. Ses muscles seront redevenus une glaise maladroitement pétrie. Il se
retiendra à la poussette de ses petits-enfants, en effectuant trois tours du
petit bassin, à pas lents. Une fillette tournera dans le même sens mais plus
éloignée du centre, plus vite, en s’arrêtant souvent pour tendre la main et
demander l’aumône. Les gens secoueront la tête. L’air de dire : « Non
merci. »
mardi 3 juillet 2018
3 juillet
Faudra-t-il
se résoudre aux fantasmes ? Le corps alangui dans la douceur de l’été ne
suffirait-il plus ? Ce regard singulier, ce désir, cet esprit et cette
âme. Mais le regard déjà ouvre l’imagination, quel que soit le lieu, un lit
approprié, une clairière tapissée de mousse tendre sous les frondaisons, un
repli de dune. L’autre n’est jamais seulement lui-même (et reste à découvrir
qui moi-même je suis). L’autre est un découvert autorisé, sous conditions, un
interdit modulable. Un animal sauvage qui consent à se laisser approcher, mais
qui pourrait changer d’avis. À moins que l’animal sauvage, ce ne soit moi. Ou
que tous deux nous soyons sauvages et animaux, ou que nous soyons humains, nous
serions frère et sœur. Nous serions deux amants engagés ailleurs. Une main
posée sur la peau inconnue redéfinirait le corps tout entier, donnerait
naissance instantanée. La chair serait indéfectiblement inconnue, comme une
promesse d’éternité. Puis tout se joindrait en un éclair de connaissance. Ce ne
serait pas jouissance encore, mais prémices de plaisir suprême. Il y aurait
même un zeste de revanche que cela ne gâterait rien ; l’exercice du
pouvoir est une résolution.
lundi 2 juillet 2018
2 juillet
À l’heure vespérale, aucun loup ne hante les quartiers résidentiels.
Nul chien, non plus que leurs hommes, où sont-ils tous passés ? Dans le
ciel les martinets saluent la descente du soleil, comme ils saluèrent son
apparition, son apogée, tous les moments de la journée. Hors d’atteinte, dans
leur dimension parallèle. Voici un jeune couple se tenant par la main, souriant
un « Bonsoir » au passage. Un air d’anomalie. (Ce fut jadis un temps
de promenade entre mère et fils, un avant-goût du sommeil.) La télévision est
sans doute allumée derrière les vitrages renforcés, au bout des allées
arborées. Il y a sans doute des habitants, malgré leur discrétion.
C’est un soir d’encombrants, jonchés sur les trottoirs, aubaine pour
les chiffonniers qui tardent encore à s’extraire des bouchons du périf. Ça sent
la cave et le bois pourri. Le chat qui manquait est à demi tapi sous une
voiture, il observe le mouvement saccadé de la paire de lacets qui lui passe
sous le nez. Et le chien remonté du loup se prélasse sur le balcon d’un
troisième étage, une patte nonchalamment glissée entre les barreaux. « Tu
l’as dit, ne dis pas que tu ne l’as pas dit ! » crie une femme à sa
fenêtre, tandis que tombe de ses doigts la cendre d’une cigarette. La paix est
aussi précaire qu’est immuable l’obscurcissement du jour.
dimanche 1 juillet 2018
1er juillet
Le feu sacré brûle dans ses yeux. Ses pupilles sont dilatées comme par
excès de drogues mais c’est simplement l’intensité qu’elle met à vivre, même
quand elle est fatiguée ou mélancolique ou entre deux explosions de vitalité.
Le feu sacré brûle dans ses pieds. Sa pointure lui permet de s’insinuer dans un
trou de spectateurs mais pas de voir par-dessus leurs épaules. Souvent elle
renverse les pôles et alors ses pieds montent plus haut qu’on ne saurait lever
les nôtres, indécrottables terre-à-terre que nous sommes.
Les magasins en solde révèlent que rien de désirable ne se vend moins
cher que ce que l’on aurait acheté un autre jour. Mais il y a foule, et dans
cette foule l’idée traverse qu’on rencontrera quelqu’un d’imprévu. En guise de
qui, des regards de vigiles ou d’inconnus vaguement curieux. C’est un peu plus
tard, quand on ne s’y attend plus, que survient une parfaite coïncidence, un
signe du hasard qu’il serait sot de négliger. Le feu couve, elle cherche son
propre flambeau, qui la guidera. Patience, les rêves s’accorderont jusqu’à
l’éloquence.
samedi 30 juin 2018
30 juin
Usées jusqu’à la corde, et cela ne suffit pas, il faut encore que tombe
la pluie. Sorties du placard elles ont pauvre allure, une araignée morte depuis
longtemps a tissé sa toile dans l’embouchure et y a retenu des moutons de
poussière. Et pourtant leur mémoire de forme est d’une fidélité à toute
épreuve, on pourrait y couler du bronze et l’on se retrouverait avec deux pieds
jumeaux des deux nôtres, pesant leur poids de postérité. Ces pieds-là
resteraient sans broncher au fond du torrent de montagne, au lieu que les
orteils de chair, saisis, se recroquevillent.
Car elles font éponge sur le bitume, c’est confirmé. Mieux vaudrait les
enlever et marcher pieds nus. D’un geste auguste, on les laisserait tomber par
leurs lacets effilochés dans une poubelle transparente, et l’on serait libre,
enfin. Comme s’il ne s’agissait pas toujours de cela... Les torrents de
montagne entament leur crue à des centaines de kilomètres, là où se canalisent
les habitudes. Ici, nos contraintes ont nom consommation ou endettement. Pourtant
il s’agit bien de se mouvoir, la porte est ouverte, l’air du dehors est frais.
Sous la douche doucement tiède effacer la déteinte.
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